Quand la maltraitance est agie par l’assistante maternelle : effets psychiques et modalités thérapeutiques

Résumé
Lorsqu’elle est infligée par l’assistante maternelle, la violence subie par l’enfant contamine la relation qui le lie à ses parents. En effet, parce qu’il se vit « livré » au quotidien à celle qui le maltraite, l’enfant, bien souvent, en vient à les penser complices. Aussi voit-on se constituer la figure combinée d’un Autre haineux, mêlant le visage de ses parents à celui de l’assistante maternelle. Le travail clinique impose alors d’accueillir la colère de l’enfant à l’égard de ses parents de ne pas l’avoir protégé, de n’avoir pas su, pas vu, pas compris. C’est là la première étape pour pouvoir déconstruire cette imago et permettre les retrouvailles de l’enfant avec ses parents réels.

Introduction

Le terme de maltraitance se réfère à toute action, intentionnelle, qui se répète dans la durée, mettant en danger l’enfant dans son développement corporel et psychique (Noiriel, 2005). Toutefois, ce terme générique recouvre des réalités très différentes : inceste, coups, violences psychologiques, comportements inadaptés aux besoins de l’enfant etc1. Dans ce texte, il s’agira de violences psychiques et corporelles : coups, enfermements, privations et contraintes abusives.

Le plus souvent, la maltraitance des jeunes enfants se déroule dans la sphère familiale. On comprend, par conséquent, qu’elle ait surtout été étudiée à partir de ce prisme. D’une part, les cliniciens ont cherché à comprendre les processus en jeu, ce qui dans l’histoire infantile des parents les a conduits à ces violences, comme auteurs ou comme témoins – passifs ou complices – , incapables d’exercer leur fonction parentale (Balier, Abraham et Torok, Fraiberg…). D’autre part, les travaux se sont également concentrés sur les effets psychiques de ces violences et leurs conséquences sur le devenir des enfants (Daligand, Ferenczi, Kammerer, Romano,.,).

Mais parfois, la violence surgit dans un autre lieu du quotidien de l’enfant : le domicile de l’assistante maternelle qui l’accueille.2. Qu’elle soit dirigée sur des enfants n’ayant pas encore la parole, ne possédant pas une maîtrise suffisante du langage ou contraints au silence3, cette violence se prolonge souvent dans le temps, l’enfant n’ayant pas la possibilité interne et contextuelle de la dénoncer ou n’étant pas entendu. Parfois, c’est avec son corps que l’enfant tente de dire à ses parents, qui bien souvent échouent à le comprendre. Car pour les familles, ce que vit leur enfant est de l’ordre de l’inimaginable, ce qui contribue à les rendre sourds à cette parole mise en actes. Par conséquent, ce sont aussi les relations de l’enfant avec ses parents qui vont être affectées par la violence subie au quotidien chez l’assistante maternelle. Que l’enfant juge ses parents coupables de ne pas savoir, de ne pas deviner, d’être complices ou commanditaires, il ne peut plus voir en eux « l’autre secourable » attendu. Ainsi ferons-nous l’hypothèse que le fait d’être au quotidien confié/livré à l’agresseur par ses propres parents entraîne une contamination des espaces, rendant inopérant le recours au clivage de l’objet. Se constitue en effet une figure combinée d’un Autre haineux, mêlant celle de l’assistante maternelle et celle des parents n’ayant pas entendu, pas empêché les sévices. La représentation interne des « bons objets », elle, ne parvient pas à s’installer, condamnée à toujours disparaître. Aucune représentation d’un ailleurs bienveillant ne peut alors se constituer ; la seule perspective étant par conséquent la rencontre partout et à tout jamais de la même violence.

Bien souvent, c’est la parole d’un autre enfant, témoin4, qui marque l’arrêt des sévices et la délivrance de l’enfant maltraité. C’est alors au tour de ses parents d’être sidérés, se découvrant complices involontaires de la maltraitance exercée mois après mois sur leur enfant. Plus difficile encore est le moment où cette accusation de complicité est énoncée, dans les mots ou le regard de l’enfant. C’est là d’ailleurs un des enjeux majeurs du travail clinique : que puisse se dire la colère de l’enfant à l’encontre de ses parents pour qu’ensuite puisse s’engager un travail de deuil : renoncer à la figure de parents omniscients et tout-puissants afin que puisse se restaurer un lien de confiance. Et parallèlement, il s’agira de permettre aux parents de mettre au travail leur impossibilité à donner sens aux signaux de l’enfant ou leur négligence face à ses paroles d’alerte. Alors, la restauration de l’intégrité psychocorporelle de l’enfant pourra commencer. C’est ce que nous allons montrer à partir de l’histoire d’une fillette Célia, âgée de 4,5 ans lorsque je la rencontre.5Agée de 12 à 18 mois lorsque les sévices ont commencé, de 3,5 ans lorsqu’ils se sont arrêtés, Célia a rencontré une première psychologue à ce moment-là. Après quelques séances, l’avis donné à la famille fut qu’il n’était pas nécessaire de poursuivre : Célia allait rapidement récupérer de ses épreuves.

I. Reconnaître après-coup la parole – verbale et/ou corporelle – de l’enfant : elle l’avait dit.

Face à des parents désemparés, tellement affectés par ce qu’ils viennent de découvrir, le clinicien se trouve parfois débordé par le sentiment de culpabilité – celui des parents comme celui de l’enfant – qui s’impose en creux dans la séance, silencieux quelquefois mais omniprésent. Ce sentiment de culpabilité surgit au fil des dénégations qui émaillent le discours parental et notamment au travers de leur insistance à souligner leur réactivité « dès qu’ils ont su » : retrait  immédiat de l’enfant, plainte déposée au commissariat, signalement à la PMI etc. Pourtant, il leur est impossible de se défaire de cette culpabilité : quelles que soient les défenses à l’œuvre, l’accusation est là, interne ou projetée sur le regard du clinicien.

Assailli par des mouvements d’identification complexes, il arrive que le clinicien ferme lui-même la porte à un possible travail psychique par des paroles de réassurance : « vous avez fait ce qu’il fallait. Vous ne saviez pas, vous ne pouviez pas savoir, ce n’est pas de votre faute. Puisque vous avez réagi dès que vous avez appris, tout se passera bien maintenant6 ». Ces phrases, comme d’autres enfants, Célia les a entendues. Alors, dans les deux ou trois séances individuelles qui ont suivi, elle s’est conformée au discours énoncé : tout allait bien maintenant que les violences s’étaient arrêtées. Aucune raison, donc, de poursuivre un travail thérapeutique, d’autant que le silence sur son mal-être rassurait ses parents. H. Romano souligne en effet combien est fréquent le silence des enfants sur leur souffrance, pendant et après le trauma ; silence dont il convient alors d’interroger les multiples facettes.

Ainsi, cette première rencontre clinique avait-elle été, non pas seulement inutile, mais pire : une violence supplémentaire. Une fois encore, sa parole avait été négligée, rejetée, niée7 ! La porte ainsi refermée, les parents de Célia furent laissés dans l’illusion que leur vie allait reprendre son cours. Tel un baume magique, leur affection et l’arrêt des violences allaient suffire à réparer, à effacer toute trace du trauma8tandis qu’ils restaureraient leur idéal de parents, mis à mal par leur incapacité à protéger leur fille. Evidemment, il n’en fut rien.

On le sait, face au trauma, le temps est inopérant. Aux antipodes d’un travail psychique qui transforme, efface, remodèle l’histoire, le trauma confronte le sujet à un temps immobilisé, un temps qui ne passe pas. Les traces de l’événement, au lieu de perdre un peu de leurs couleurs et de leurs contours, conservent toute leur vivacité sensorielle. C’est ce qui a conduit D. Marcelli (2014) à les penser en termes de « traces antimnésiques », pour souligner leur caractère non assimilable, non transformable, entravant toute mise en récit. Seule, reste alors la voie de la répétition : tentative souvent vaine pour intégrer la violence subie, pour dire ce qui a eu lieu et pour espérer être entendu par un autre. Là encore, le corps sera le mode d’expression9privilégié par l’enfant. En effet, son corps ayant été le siège des violences subies, il est aussi le principal lieu d’enregistrement10du trauma. Cependant, cette mémoire corporelle se révèle spécifique dans la mesure où elle ne peut se lier à des représentations de mots. Elle se trouve donc condamnée à demeurer dans les tréfonds de l’Inconscient, sauf à emprunter la voie du corps. C’est ce que Ferenczi (1930) comprit en observant les états de transe de certains de ses patients : il s’agissait de « symboles mnésiques corporels ». Dans ces conditions, la voix du corps ne serait-elle pas également une tentative pour le sujet de restaurer son unité psychosomatique, rompue par le clivage lors des scènes de violence, lorsque pour survivre psychiquement, il lui a fallu déserter son corps, l’abandonner à l’agresseur ? Il s’agirait donc pour le sujet, en redonnant vie à la mémoire du corps, d’informer la psyché, pour qu’elle se saisisse des traces traumatiques et les transforme en représentations, susceptibles alors de devenir passées. (Guittonneau-Bertholet, 2018) Mais pour cela, il faudra bien souvent l’intervention d’un autre, qui donne sens à ce langage corporel et le mette en mots.

Chez Célia, les traces traumatiques se manifestèrent d’une part dans des troubles du sommeil et des troubles alimentaires (refus de manger) et d’autre part dans des comportements hétéro-agressifs invasifs. Au domicile et dans les temps d’accueil péri-scolaire, elle pouvait s’en prendre violemment aux autres, enfants ou adultes, hurlant, griffant, mordant, frappant… Les descriptions parentales laissaient penser à des reviviscences traumatiques incontrôlables. Et si, bien sûr, se révélait dans ces « crises » son identification à l’agresseur (Ferenczi), il me semble que l’enjeu premier était communicatif, au sens où en parle J. Mc Dougall (1978), c’est-à-dire afin de partager son vécu traumatique et les traces qui semblaient véritablement la posséder. Mais une fois encore, sa parole fut méconnue ; le pédiatre invitant même les parents à n’avoir pour seule réponse que la loi du talion : la mordre lorsqu’elle mordait, la frapper lorsqu’elle frappait ! C’est en raison de la violence de son comportement que les parents décidèrent de consulter à nouveau pour leur fille.

II.  Médiation sensorielle et traitement psychique du trauma

La relation transférentielle s’est alors nouée à partir de la reconnaissance de sa parole – corporelle – adressée à ses parents mais non comprise, non entendue, non prise en compte par eux11. En effet, Célia, du fait de son jeune âge (18 mois) ne disposait que de son corps pour signifier la maltraitance et sa terreur à l’idée d’aller chez l’assistante maternelle. Alors, tous les matins, quand son père l’habillait avant de quitter le domicile, elle hurlait, se débattait, repoussait les vêtements. Mais à aucun moment, le couple n’avait fait le lien, attribuant ce comportement à un problème de séparation.

Les séances avec Célia comportèrent donc deux temps : un temps individuel, puis un temps avec le parent qui l’accompagnait. Ce temps, au cours duquel j’étais mise en position de « traduire » à ces parents le comportement, présent et passé, de leur fille, fut déterminant dans l’évolution de la fillette. Nous verrons toutefois plus loin que la fonction incarnée par l’analyste ne saurait ici se résumer à celle d’interprète mais gagne à être envisagée en tant que « passeur ». Ainsi ont-ils pu commencer à comprendre que si Célia ne parlait presque jamais des violences subies, elle ne cessait toutefois de les mettre en scène par les mouvements de son corps et par son comportement. Comme le souligne F. Davoine (2004): « ce qui ne se dit pas, ne peut que se montrer ». Puis, ils ont commencé à entrevoir la colère de leur fille à leur endroit, son sentiment d’avoir été livrée/abandonnée à la haine de l’assistante maternelle. « Est-ce que tu iras en prison ? » demanda-t-elle à sa mère, révélant aussi de cette façon l’objet combiné qui s’était constitué en elle. De la même façon, ses réactions hallucinées face aux rétorsions parentales semblaient indiquer qu’elle ne savait plus, dans ces moments-là, qui se trouvait devant elle. Plus exactement, elle ne voyait plus qu’une figure indistincte, mêlant ses parents et l’assistante maternelle. Ainsi les traductions opérées en séance ouvraient-elles ensuite sur une autre parole : la transmission faite le soir au parent absent. La parole autrefois impossible circulait donc désormais, donnant à chacun la possibilité de se saisir des mots pour tout à la fois révéler et déformer l’horreur vécue par la fillette (Guittonneau &Le Poulichet, 2011).

Durant les temps individuels, Célia témoignait, par son regard intense, rivé au mien, de son soulagement à être enfin comprise lorsque je mettais en mots les émotions qu’elle me donnait à voir au fil de ses jeux. Des mises en scène qui, dans les premières séances, ne pouvaient que répéter les sévices subis : ainsi le poupon était-il violemment mis en demeure de manger ce qu’il y avait dans son assiette, privé de manger, ou encore frappé.

Puis, séance après séance, sa parole prit plus de place et de force « mais je l’ai dit ! ». Alors purent naître des récits métaphoriques, accompagnant des dessins : des tempêtes qui se déchaînent, avec du tonnerre, des éclairs, laissant voir le travail psychique à l’œuvre : une transformation de son vécu brut était désormais en cours (Bion, 1962). En effet, si le passage par les mots implique de pouvoir renoncer à tout dire (D. Marcelli, 2014), à restituer l’événement à l’identique, les métaphores, elles, offrent la possibilité de communiquer la qualité et la force de l’affect en jeu, par-delà la déformation qu’elles imposent aux situations vécues.

Cette capacité nouvelle à mettre en mots son vécu, à le représenter s’imposa également dans sa façon d’utiliser une médiation sensorielle – la semoule -. Si, dans les premières séances, c’est la capacité de la semoule à faire peau, à faire enveloppe (Guittonneau-Bertholet, 2017) qui fut utilisée par Célia12, elle en fit ensuite un tout autre usage. La semoule devint en effet la représentation symbolique du lien transférentiel et surtout de la parole qui circulait entre elle et moi, entre ses parents et moi ; une parole qu’il fallait exporter au domicile13. Alors pour instaurer cette continuité14, elle demanda semaine après semaine à emporter avec elle un peu de semoule. Elle en emportait une poignée, dans un mouchoir et la déposait dans la boîte « rien qu’à elle » demandée à ses parents. Cette boîte semblait être le double du « coffre à trésors » dans lequel elle déposait ses productions en séance, à l’opposé du panier dans lequel elle avait été régulièrement enfermée. Alors que les « crises » se raréfiaient, Célia put prendre l’initiative d’échanges avec sa mère, lui demandant chaque soir un temps pour lui raconter sa journée d’école. Une parole était désormais possible qui fasse lien entre les temps en famille et les temps à l’extérieur. Une continuité pouvait exister entre des lieux différenciés là où précédemment régnait une confusion annihilante.

III. Face à la figure combinée d’un Autre haineux, la figure du passeur

Ainsi, comme nous l’avons vu, des mois et des mois de sévices avaient entraîné la constitution en Célia de la figure combinée d’un Autre haineux, rassemblant le visage de l’assistante maternelle et celui de ses parents, lorsqu’ils étaient sourds à ses signaux, en apparence même complices. En effet, selon Piera Aulagnier (1975), l’enfant qui commence à se percevoir séparé ne peut cependant envisager ce qui lui arrive autrement que comme l’expression du « tout-pouvoir du désir de l’Autre ». On comprend, par conséquent, que pour Célia c’est la figure d’un Autre haineux, désireux de sa douleur et de sa détresse qui s’était forgée ; l’assistante maternelle n’étant plus alors une personne séparée, mais la continuité, le bras de ses parents. Situation paradoxale que celle de Célia qui aurait ainsi dû investir sa douleur et l’effroi, en faire une source de plaisir pour satisfaire le désir de cet Autre.

Dans ces conditions, qu’étaient devenus les bons objets intériorisés auparavant par Célia, ceux qu’elle avait connus dans ses premiers mois, lui permettant alors de s’engager sur la voie de la différenciation ? On peut penser que face à cette figure combinée d’un Autre haineux, face  à un tel déferlement quotidien de violence, ses bons objets n’avaient pu résister. D’autant que Célia passait de longues journées chez l’assistante maternelle (12h), ses parents ayant des temps de transport importants. Les bons moments qu’elle avait continué à vivre avec eux, surtout le week-end, n’avaient pas été suffisants pour maintenir solidement établis ses bons objets internes. Sans doute avait-elle dû recourir au clivage pour les préserver, tandis que son quotidien lui faisait faire l’expérience de bons objets qui ne cessent de disparaître. Leur discontinuité temporelle, avait ainsi conduit Célia à anticiper leur disparition bien plus qu’à vivre pleinement leur présence.

Ce fut donc avec les traces de ces bons objets, devenues évanescentes, qu’il fallut en premier lieu renouer. La reconnaissance de ses  signaux, de sa parole corporelle constitua, à mon sens, la première étape de ce processus. D’une part, au fil des séances, Célia retrouva dans la relation transférentielle, la possibilité d’être entendue et comprise. Le travail de liaison, de mise en mots opéré par l’analyste, permit à Célia de pouvoir peu à peu se ressaisir de son vécu traumatique et, par là même, d’identifier et de différencier les émotions intenses et de tonalités variées qui l’agitaient depuis si longtemps. Ainsi, l’on vit Célia recouvrer sa capacité à pleurer mais aussi à pouvoir mettre en mots ses affects « je suis triste ».

D’autre part, l’expérience répétée d’avoir un espace pour elle, « rien qu’à elle » participa du travail de différenciation des espaces qu’elle réalisa. Pour cela, il lui fallut recouvrer la capacité de s’envisager comme sujet, séparé. Ce processus connut un moment décisif, lorsque je remis à Célia une boîte pour y déposer ses productions tout en lui disant que personne d’autre qu’elle n’aurait le droit d’y toucher. Lorsque j’ajoutai que je serais garante de cet interdit, elle réagit par une intense jubilation : quelque chose d’inimaginable, d’inouï pour elle venait de se produire. Cet effet de jubilation peut, me semble-t-il, être comparé à ce que vit l’enfant qui découvre son image dans le miroir et s’y reconnaît soudain (Lacan). Mais pour Célia, ce moment signifiait surtout l’affirmation de son droit à exister, à être sujet. Et on peut même penser qu’en cet instant, Célia découvrit ce qu’elle ne savait pas encore attendre : une place de sujet reconnue par autrui. En effet, comme le souligne P. Aulagnier (1986), c’est par la réponse de son entourage que l’enfant découvre ce dont il était demandeur. D’où, selon elle, la dimension identificatoire d’un tel processus. Le miroir ainsi renvoyé à l’infans, lui permet ensuite de formuler une demande en son nom propre. N’est-ce pas ce mouvement qui fut à l’œuvre lorsque, par la suite, Célia apporta une clef en papier, destinée à ouvrir et fermer son coffre ? N’était-ce pas là un effet de ce miroir qui l’autorisait désormais à détenir des secrets et donc à se séparer (S. Le Poulichet, 2010) ? L’éclosion d’une demande surgit également quelques mois plus tard lorsqu’elle put exprimer à ses parents son souhait d’avoir, chaque soir, un temps pour parler, un temps à partager. Cette demande témoignait en outre que Célia avait intégré l’existence de temps et d’espaces séparés que seule la parole pouvait relier.

Ce mouvement de différenciation-restauration des espaces ne pouvait se réaliser sans dénouer, décomposer la figure combinée qui s’était constituée en elle. Les temps de séances avec ses parents leur permirent de s’extraire de la répétition traumatique dans laquelle ils se fourvoyaient en renforçant à leur insu la figure combinée de cet Autre haineux dès lors qu’ils avaient accepté de mordre ou de frapper leur fillette. Aussi, parallèlement à la déconstruction, en séance, de cette figure combinée, par la voie de l’interprétation, Célia retrouvait-elle au domicile ses parents d’autrefois : des parents aimants, capables de s’identifier à leur fille, d’entendre et de répondre à ses besoins, des parents maladroits parfois, défaillants aussi – des parents « suffisamment bons ». Le processus d’introjection de bons objets allait pouvoir être relancé. Resterait toutefois dans l’ombre ce qui avait conduit l’assistante maternelle à sadiser cette enfant-là. Car sans doute est-ce une autre énigme avec laquelle Célia devra vivre : pourquoi elle et pas les autres enfants accueillis ?

Conclusion

Pour conclure, nous soulignerons que dans ce travail de dégagement, vis-à-vis de la figure combinée d’un Autre haineux, l’analyste semble avoir occupé la fonction de passeur. En effet, dans ce travail analytique, je rencontrai plus que dans tout autre l’idée de mouvement, de traversée, inhérents au vocable de passeur. Dans de nombreuses mythologies (greco-romaine, celte, égyptienne…), on découvre des passeurs, ces personnages qui vivent entre des mondes strictement séparés et qui, sous certaines conditions, en rendent l’entrée possible. Être de frontière, le passeur effectue lui aussi la traversée, souvent celle qui conduit du monde des vivants au monde des morts. Mais comme nous l’avons vu dans le travail clinique avec Célia et ses parents, il s’agissait tout d’abord de restaurer des lieux et des temps de passage, avant même que de pouvoir, parfois, en rendre le franchissement possible ; En effet, s’il s’agissait, à certains moments de faire lien par exemple en rendant à nouveau possible une communication entre la fillette et ses parents, à d’autres moments, l’enjeu consistait avant tout à rétablir des limites : entre elle et la mort, entre elle et la figure combinée à laquelle elle avait fini par s’identifier. Pour cela, il a fallu accéder aux zones de sa personnalité laissées pour mortes par l’assistante maternelle, affronter le monstre combiné introjecté ; autant de traversées permises par le déploiement du transfert qui ne peuvent se réduire au seul travail de traduction de désirs inconscients. Sans doute est-ce là d’ailleurs une particularité du travail clinique dans les situations de traumas : devoir toujours réinventer sa position d’analyste, une contrainte à la créativité en quelque sorte.

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Mireille Guittonneau-Bertholet

Psychanalyste, Maître de conférences en psychopathologie et psychanalyse

Université de Paris, EA 3522, 75013 Paris, France.