Peut-on évaluer le travail inestimable ?

Résumé

Cet article présente le contexte pratico-théorique dans lequel s’est posée aux auteur.es du numéro la question de l’évaluation du travail inestimable, un concept proposé par Jean Oury qui met en tension l’éthique du care et la rationalité économique. Cette question en effet s’inscrit dans une démarche collective qui associe dispositifs de soins et dispositifs de recherche-action avec la volonté de formaliser des pratiques actuelles situées entre accompagnement et soin en une « monographie collective ».

 Introduction

En juillet 1961, à Saint-Alban, a lieu la table ronde « Les échanges matériels et affectifs dans le travail thérapeutique », organisée en marge du 59ème congrès de psychiatrie et neurologie de langue française. Cette table ronde réunit la fine fleur du mouvement de la psychothérapie institutionnelle : les docteurs Ayme, Bonnafé, Corre, Daumezon, Doussinet, Duc, Gentis, Oury, Racine, Roelens, Tosquelles et M. Fichelet dont la fonction n’est pas précisée. A la fin de la discussion, Tosquelles concluait qu’« il faudrait peut-être conclure qu’on ne peut pas conclure. (…) Peut-être que l’unique intérêt de cette réunion, c’est de susciter des travaux de recherche à ce sujet, c’est tout ». Les recherches ont repris en 2008 avec la parution du numéro 19 de la revue Travailler où figurait une ré-édition de cette table ronde et un entretien avec Jean Oury, pour se poursuivre en 2011 avec le séminaire sur archives François Tosquelles et le travail, auquel feront suite en 2015 le colloque et en 2017 le livre du même nom (Molinier, 2017)1.

Ces recherches académiques durant la même période se sont articulées avec la recherche-action menée par l’association A Plaine Vie et le GEM de Saint-Denis « Entre la ville et nous » (Association A Plaine Vie, Molinier, 2019), puis avec sa continuation par la création de la plate-forme d’action citoyenne, la Trame. Il n’est pas possible de décrire dans ces lignes introductrices ce dispositif dans toute sa complexité, voir infra l’article de Lylian Couapel et Christophe Lescot. La Trame accompagne aujourd’hui des personnes en souffrance psychique dans différents lieux et activités, faisant le lien notamment avec deux GEM (Groupe d’Entraide Mutuelle). Dans ces différents lieux, les personnes viennent librement, sans prescription psychiatrique. Elles font ainsi partie d’une population qui ne relève plus des soins aigus psychiatriques, s’inscrivant dans la catégorie floue du « rétablissement » et qui cumulent les vulnérabilités psychiques et sociales sur un territoire, la Seine-Saint-Denis, le plus pauvre de France et classé désert sanitaire aux portes de Paris. D’où le besoin pressant d’inventer d’autres modalités de soin, d’accueil, d’accompagnement, d’autres faire en commun, d’autres passerelles entre les gens et les lieux, de nouveaux métiers, comme le montre Fabien Hildwein à propos des animateurs et animatrices de GEM ; mais aussi d’affronter la nécessité d’en rendre compte dans des cadres administratifs qui n’ont pas été prévus pour laisser parler ce qui importe dans ce que nous faisons : cette dimension de l’existence, où se joue l’incommensurable et l’inestimable.

Les financeurs (CNSA, ARS…) ont demandé une évaluation chiffrée de l’activité de la Trame et celle-ci a été confiée à l’équipe d’économie (critique) de la santé du Centre d’Economie Paris Nord (CEPN, Université Sorbonne Paris Nord). Il n’est pas anodin que l’évaluation du dispositif de la trame ait été confiée à des enseignants chercheurs, plutôt qu’à un cabinet de consultants. Il s’agissait pour les animateurs de la Trame d’étendre à de nouveaux acteurs, la collaboration déjà existante avec les psychologues de la même université afin de mieux répondre à une demande vitale pour le dispositif : accepter d’être évalué. C’est en effet une plainte constante des différents bailleurs de la santé publique : des dispositifs innovants se mettent en place, mais ils peinent à évaluer leur efficacité. Et même quand ils sont convaincus, ils ont du mal à trouver la sémantique pour en rendre compte. L’évaluation piège souvent les évalués, et parfois les évaluateurs. Il s’agissait de répondre à cette demande mais en la reformulant de sorte que l’évaluation elle-même devienne objet de recherche. Les travaux publiés dans ce dossier ont été amorcés dans le cadre de la recherche interdisciplinaire en psychologie, économie et gestion « Autour de l’évaluation des Groupes d’entraide mutuelle et du travail de care dans le champ de la santé mentale » qui comprenait une journée d’études déjà intitulée « Peut-on évaluer le travail inestimable ? »2 Cette réflexion qui associe usagers des dispositifs GEM et Trame, animateurs de ces dispositifs, et chercheurs de différentes disciplines est loin d’être terminée à ce jour, mais nous présentons ici un ensemble d’articles qui participent de cette démarche. Les recherches académiques se joignent donc au quotidien de l’activité des GEM et de la Trame et viennent se tisser dans un processus de « recherche-action permanente » qui reprend le préalable supposé par le mouvement de la psychothérapie institutionnelle : pour prendre soin d’une personne, il faut traiter le milieu et toujours remettre sur le métier l’analyse institutionnelle. Or dans la folie, et dans l’expérience avec les personnes souffrant de maladies psychiques, quelque chose d’opaque ne se réduit pas à l’évaluation chiffrée, lui résiste et demeure inestimable. A la logique d’évaluation demandée par les financeurs de la Trame, évaluation dans laquelle sont impliqués plusieurs auteurs de ce numéro, nous répondons ici par une tentative de monographie collective. L’approche est pluridisciplinaire associant

Une monographie collective

Dans Espace et Transfert, en 1981, Jean Oury dit « tant qu’on ne sera pas capable de faire des monographies collectives (parce que) la vie de ces systèmes entraîne une quantité d’acteurs présents ou passés qui comptent énormément dans ce qui va se faire. Tant qu’on ne sera pas capable de savoir pourquoi il s’est passé ça, qu’est-ce qu’il s’est passé à ce moment-là, etc. Je pense que tout ce qu’on peut dire apparaîtra non pas forcément comme du baratin, mais comme argument provisoire ». « Il n’y a pas d’institution en soi, mais une dialectique interhumaine très complexe » écrit-il également (chapitre 4). Une monographie collective viserait à en rendre compte, à se saisir de la pluralité de lieux et de points de vue engagés dans ce faire ensemble. Et c’est bien l’objet et la forme de ce dossier qui s’inscrit dans, autant qu’il rend compte d’un ensemble d’actions et de réflexions qui construisent des éléments de repérage pour cette monographie collective. Non pas à propos des GEM en général, mais de ce que nous expérimentons ensemble depuis plusieurs années. Et nous devons nous demander : Quelle demande ? Quel soin ? Quelle phénoménologie de l’échange ? Mais aussi quels salaires ? Quelle circulation de l’argent ? Si nous ne sommes pas une communauté thérapeutique, que sommes-nous ? Comment notre expérience reformule-t-elle certains termes des échanges supposément thérapeutiques ? Avec quoi travaille-t-on ? A quoi servons-nous ?

Formuler des réponses, même partielles, à ces questions vise à nous doter d’arguments dans la discussion avec les évaluateurs : ce que nous faisons se mesure mal, mais nous pouvons le formaliser et donner des clés de lecture pour comprendre nos actions. Cela veut dire aussi transformer les critères de l’évaluation. Non pas la rejeter en bloc, mais contribuer à produire une analyse de ce qui se fait de moins visible, de plus intangible dans nos pratiques, de suggérer aussi que les résultats de nos actions sont par définition incertains et qu’on ne peut pas penser « les résultats » dans le domaine du traitement des psychoses sur le modèle d’un produit ou d’un service finis. Ainsi nous visons bien un changement de paradigme dans le domaine de l’évaluation des soins. Que ce changement soit difficile à obtenir et qu’il implique d’en passer par des luttes politiques est incontestable, mais la volonté de changement des équipes de soins doit également être nourrie de réflexions cliniques et conceptuelles émanant de la pratique du soin, mais aussi comme nous le propose Nicolas da Silva d’une économie critique de la santé. Il s’agit d’alimenter une grammaire du soin qui permette une confrontation critique avec le langage de la gestion.

Quel est le sens des échanges « matériels » ? Pour les psychiatres de 1961, ces échanges mobilisent l’argent autant que le travail. Ceux-ci ne sont pas nécessairement associés et tous deux peuvent être « thérapeutiques » sous certaines conditions. On parle donc d’argent thérapeutique et de travail thérapeutique, le premier ayant été pas mal oublié. Les embarras liés à l’argent et à sa circulation ont depuis réémergé dans les contextes cliniques particuliers des GEM et de la Trame. Par ses objectifs de production d’un monde commun dont les personnes souffrant de maladies psychiques sont pleinement les autrices, La Trame réintroduit au sein du dispositif d’accompagnement, un questionnement sur la nature des activités réalisées et sur le concept même de travail (ce qui en est, ce qui n’en est pas), questionnement qui a introduit avec une certaine évidence l’argent dans sa matérialité. Ou en d’autres termes, s’interroger sur l’argent est devenu aussi incontournable que s’interroger sur le travail. Au sein de l’équipe, la recherche permanente de subventions qui permettraient ou non la continuité de l’activité, a motivé des discussions sur les salaires des salariés, leur nécessité ou leur justesse. Au quotidien, les gens qui circulent à la Trame parlent d’argent, ou plus précisément du manque d’argent. Au fil du temps, la Trame a donc institué une caisse de solidarité qui se réunit une fois par semaine. Les décisions de prêter de l’argent se prennent alors collectivement et font l’objet de débats. En parallèle, l’inclusion citoyenne et l’empowerment, tout comme la pair-aidance – mots piégés et galvaudés dans la récupération néolibérale de l’autonomie des personnes handicapées – ont été pris au sérieux et ont fait l’objet d’une réflexion collective conduisant au cours des dernières années à la rémunération sous forme de gratification du travail réalisé par les usagers pour le bien commun : lors d’interventions ponctuelles (allant de l’université à l’ARS) mais aussi lors de permanences d’accueil hebdomadaires, dont le rythme s’est intensifié en peu de temps, les participants « touchent » de l’argent.

La question de la gratification des interventions peut paraître indépendante de la caisse de solidarité mais nécessite en réalité régulièrement de repenser l’articulation avec la caisse puisque de fait la confusion s’immisce fréquemment entre les deux, notamment parce que certaines personnes remboursent les prêts de la caisse avec l’équivalent en intervention.

Si la gratification des permanences s’effectue dans le contexte actuel de promotion de la « pair aidance », associée dans les lignes d’écriture d’appel à projet, à « innovation », « expérimentation », « autonomie de la personne », nous-mêmes happés par l’élaboration et l’intensification de la gratification, sommes rappelés par la nécessité de réhistoriciser ce que nous fabriquons et de revenir sur la question de la rémunération et du pécule. Revenir sur les enjeux autour du pécule, c’est nous inscrire dans une continuité de la réflexion, et ne pas oublier que la question de l’argent avait été directement branchée par ceux qui nous précèdent avec la question de ce qui fait soin, ce qui fait pour partie l’objet de l’article de Pascale Molinier qui revient sur les textes du dossier de 2008 et déploie le travail inestimable dans ses dimensions économiques, thérapeutiques et éthiques.

Gratifier ou rémunérer ou payer les gens qui viennent produire un travail, c’est prendre en compte à la fois la précarité omniprésente du territoire (« troubles du logement » et « douleur financière » : la matière première, c’est les factures, les dossiers, les papiers…) et l’intérêt d’introduire le souci de l’argent dans les échanges qui nous relient. Mais en distribuant de l’argent, on rentre de bonne foi dans un champ d’aliénation qu’il faut déconstruire par la suite, d’où l’importance d’une pensée critique et multisituée, notamment en économie de la santé, pour nous décentrer du quotidien et l’envisager dans un cadre global, comme le propose Nicolas Da Silva en opposant l’inestimable à l’industrialisation des soins.  Penser résoudre tous les problèmes par les échanges matériels autour de la circulation de l’argent est un leurre, mais ces échanges mettent en mouvement, transforment les ensembles, réveillent des désirs et révèlent des attentions inattendues, ainsi que le montre Jean-Michel de Chaisemartin revisitant la littérature sur le thème ainsi que sa propre expérience clinique.

Ce dossier s’est construit alors que dans la même période, avait lieu une grève d’une rare intensité où certain.es d’entre nous se sont engagés. Un article initialement prévu, qui aurait dû être signé par Maud Simonet, est d’ailleurs manquant pour cette raison. Cette grève avait pour objet la question du travail et de sa cessation (la retraite) autant que sa dégradation. Elle faisait suite au mouvement social de 2016 contre la « loi travail » et l’attaque des droits des salarié.es. Au cours d’une émission radio3 récente sur la grève dans un GEM, un participant répondait à la division d’opinions [faire grève ou ne pas faire grève] que venir au GEM c’était déjà faire (preuve de) grève – mettre en question le rapport au travail. Et les usagers des GEM en ont largement témoigné et l’ont élaboré dans différents ateliers réalisés sur le travail : travailler « en milieu ordinaire » dans les conditions actuelles est au-dessus de leur force. Pourtant bien d’autres formes de travail sont encore possibles, à condition de laisser du jeu, ainsi que le développe l’article de Paula Ignacio. Depuis… et bien à la grève a succédé la pandémie, le confinement puis le déconfinement, et la conscience de plus en plus aiguë que quelque chose ne va pas dans le monde du soin. Dans le champ psychiatrique, ces derniers mois ont fait apparaitre comment certains, par complaisance peut-être, confondaient l’isolement, comme traitement, la situation imposée de confinement et la perte d’élan : le drame existentiel des personnes en souffrance psychique. Pourtant, dans ce même temps, de nombreuses équipes ont su faire preuve de créativité : émissions de radio, journaux, distribution de nourriture, jardinage à la maison… Les formes de nos circulations et de nos échanges se sont transformées. De même, libérés de l’emprise gestionnaire, les soignants des services d’urgences et de réanimation ont retrouvé avec les marges d’autonomie, de débrouillardise et de coopération, le sens de leur travail. Mais au moment où nous écrivons ces lignes, nous savons déjà que cette emprise cherche à réinstaller ses normes et nous tenterons, malgré les résistances, d’oser encore.

Bibliographie

Association « A plaine vie », Molinier P. « Dans tous les virages », Chimères, 2020, 95 : 139-145.

Couapel, Lescot, « Christophe, un gémeur qui trame », La santé mentale aux intersections, livre publié par Profession Banlieue, Centre de ressources de la politique de la ville en Seine Saint-Denis, 2020, section 3.1.

Docteurs Ayme, Bonnafé, Corre, Daumezon, Doussinet, Duc, Gentis, Oury, Racine, Roelens, Tosquelles et M. Fichelet (1961), « Les « échanges matériels et affectifs dans le travail thérapeutique », réédité dans Travailler, 2008, 19, 35-58.

Molinier P, en collaboration avec Chaisemartin J-M, Gaignard L et Younes M. Francois Tosquelles et le travail, Editions d’une, 2017.

Molinier, P., Boursier, L., Mercier-Millot, S. La production du vivre. Genre, subalternité et travail, à paraître, Editions Hermann.

Oury J. (2008). « Le travail est-il thérapeutique ? Entretien avec L. Gaignard et P. Molinier à la Clinique de la Borde, 2 septembre 2007 », Travailler, 19, 15-34.

 

Pascale Molinier,

Professeure de psychologie sociale, UTRPP, Université Sorbonne Paris Nord

Clarisse Monsaingeon,

Animatrice du GEM d’Epinay et animatrice de la Trame, dispositif d’accueil et d’accompagnement, Saint-Denis

Christophe Mugnier,

Psychologue, animateur de la Trame, dispositif d’accueil et d’accompagnement, Saint-Denis