Résumé
Ce texte présente une recherche doctorale autour de la notion de poésie ayant comme base théorique le mouvement de la psychothérapie institutionnelle. Nous nous demandons quelle est donc «l’œuvre» produite dans un atelier d’écriture en psychiatrie. La recherche s’est basée sur une approche qualitative, avec deux outils méthodologiques : quatre entretiens avec des professionnels qui animent des ateliers en psychiatrie ainsi qu’un atelier d’écriture d’une durée de six mois dans une association pour des personnes ayant des troubles mentaux. Le texte présente la manière dont un participant investit l’atelier et indique comment le théoriser en tant qu’« œuvre ».
Introduction
Ce texte est inscrit dans une recherche doctorale attachée à l’Unité Transversale de Psychogenèse et Psychopathologie (UTRPP) de l’Université Sorbonne Paris Nord. La réflexion centrale de la thèse se situe autour de la notion de poésie dans la clinique des psychoses, à partir de l’expérimentation d’un atelier d’écriture.
L’écriture demeure fondamentale puisque, si nous proposons un atelier d’écriture, c’est parce que l’écriture fait office de dépôt de jouissance ; elle nous permet de matérialiser ou fixer ce qui nous échappe mais elle permet aussi de signifier, en étant un lieu de passage. Les mots sont une façon de cheminer, cheminement qui fait l’écriture, puisque « les mots vont cueillir et recueillir – condenser- la matière des choses pour les produire à apparaitre (herstellen) » (Fédida, 1978, p. 45).
Notre recherche se fait écho des résonnances du mouvement de la psychothérapie institutionnelle, connue surtout par le travail de François Tosquelles et de Jean Oury. Chez ce dernier, la notion de poésie apparait dans un premier moment, en 1950, comme ce qui est structurant pour « l’Umwelt humain » (le monde vécu) à cause du jeu réglé de « symboles linguistiques » qui lui sont caractéristiques (Oury, 1950, p. 145). Plus tard, lorsque Jean Oury développe la notion de collectif, la poésie apparait dans le contexte de travail du mouvement de la psychothérapie institutionnelle. La poésie agit ainsi comme une « touche » caractéristique des échanges au sein du collectif, qui sera pour nous celui de l’atelier. Cette touche est le résultat d’un effet métaphorique, métonymique ou d’apposition qui caractérise le dire dans le collectif et qui la rend à même de produire des effets de sens (Oury,1986).
De son côté, François Tosquelles souligne qu’il s’agit de suivre les chemins de la fonction poétique du langage, telle qu’explicitée par le linguiste Roman Jakobson (Tosquelles, 1985). Tosquelles nous propose de nous laisser imprégner du rythme et des intervalles particuliers de la parole du patient (Tosquelles, 1976), de façon très distincte du travail du linguiste. Il nous dit qu’à certains moments, il faut y intervenir cliniquement. Si le psychanalyste doit suivre les rythmes produits par la parole du patient, c’est pour laisser place à l’écoute d’une « autre chose » (Tosquelles, 1985). Cette « autre chose », qui fait écho à « l’autre scène » de Freud, est l’effet de sens donnant accès à la propre subjectivité du patient, émergeant ainsi du « jeu de paroles » (Tosquelles, 1985, p. 24), qui est le travail d’élaboration de celui qui parle et par lequel il peut s’y reconnaitre.
La poésie est ainsi produite avec des intervalles, des sons et des mots, conséquemment avec des effets de sens (Lacan, 1976). Le psychanalyste doit s’inspirer de la poésie puisque son travail est un jeu qui se fait entre la génération des rythmes et des effets de sens.
Le psychotique, en revanche, a moins d’accès à la métaphore, mais il se sert pourtant très bien de l’écriture. L’écriture est pour le psychotique une manière de se défendre contre sa propre folie, voire même de lui échapper. Elle lui donne la possibilité d’une place et accepte la transgression du code du langage ainsi que la création des mots.
Nous proposons l’analyse d’un atelier d’écriture à partir de la rencontre avec un participant, en particulier. L’idée étant de comprendre mieux ce que fait l’atelier, de l’évaluer en somme, à partir de la manière dont ce participant investit l’atelier et contribue à le théoriser. L’écriture est au centre mais le cadre de l’atelier nous semble produire une œuvre qui n’est pas simplement l’écriture elle-même, même si cela reste, sans doute, important. Quelle est donc l’œuvre produite par le travail de l’atelier ? Mais aussi, comment la notion de poésie oriente-t-elle ce travail ?
Le chemin méthodologique
L’atelier d’écriture fait donc partie d’une recherche doctorale qui se base sur une méthodologie qualitative, du type recherche-action, par l’expérimentation d’un atelier d’écriture1.
L’atelier a été mis en place au sein d’un Groupe d’Entraide Mutuelle (GEM) en Ile-de-France. Il s’agit d’un espace associatif, financé par l’Agence Régionale de Santé (ARS), établi par la loi du 11 février 2005, qui vise à fournir des conditions nécessaires à la constitution de liens pour des personnes souffrant de troubles psychiques. Le choix de ce GEM tient au fait que certains animateurs sont liés au mouvement de la psychothérapie institutionnelle mais aussi au fait qu’il soit un terrain, où Pascale Molinier, la directrice de notre thèse, participe à des recherches sur les dispositifs cliniques qui pensent une « psychanalyse en extension ».
Dans l’association, les personnes sont aussi responsables pour l’organisation de la vie quotidienne et pour « soigner l’accueil » (Moulin, 2017). Ainsi, l’effet de l’ambiance de l’institution peut agir dans le sens d’un « potentiel soignant » diffus (Oury, 2003), ce qui veut dire que n’importe qui peut, à un moment donné, avoir un potentiel soignant envers un autre.
Prévu pour une durée de 6 mois, l’atelier est hebdomadaire et s’inscrit dans l’éventail des propositions du GEM. Nous nous rencontrons tous les jeudis de 16h30 à 18h. L’atelier démarre par un goûter : un café et un gâteau. Nous échangeons, tout d’abord, autour du café. Ensuite, nous préparons la table et nous nous asseyons pour l’atelier. Le cadre est souple : Ceux qui ne sont pas autour de la table, mais présents dans le local, peuvent participer à l’atelier, qui accueille les allées et venues des participants. Le dedans et le dehors de l’atelier n’est pas fixé par le fait d’être à table ou d’écrire. Les deux animateurs de l’atelier écrivent aussi leurs textes. Même si cela n’est pas une obligation, nous invitons, à la fin de l’atelier, chaque participant à laisser son écrit dans la boite de l’atelier qui reste dans l’armoire du GEM.
Si l’atelier permet les allers-retours des participants, c’est qu’il se base sur le principe essentiel de la libre circulation. De plus, le dispositif des ateliers dans le GEM part du postulat que chaque atelier doit avoir une ambiance singulière, mais aussi être en liaison avec d’autres ateliers et pourquoi pas avec un réseau hors-atelier.
L’atelier s’inscrit ainsi comme faisant partie du programme hebdomadaire de l’association mais s’articule parfois avec d’autres ateliers ou activités de l’association. Par exemple, l’atelier d’écriture a participé deux fois à l’émission de l’atelier radio permettant la lecture des textes issues de l’atelier. Nous avons aussi organisé une sortie avec l’atelier du samedi pour visiter une exposition de peinture sur l’art brut, qui a ensuite servi de thème pour l’atelier d’écriture. L’atelier a aussi rejoint les activités de la Semaine de la Folie Ordinaire (SDLFO) de Paris, en exposant ses écrits à cote des exposés des autres ateliers ou usagers de l’association. L’atelier intègre ainsi un tissu institutionnel qui est loin d’être homogène mais, dans lequel, les différentes activités ou ateliers peuvent se connecter et se distinguer.
Chaque atelier a ses particularités, en fonction de ce à quoi il se destine, il établit son cadre qui génère des effets d’ambiance. Lorsqu’on parle de cadre, cela veut dire un « bord qui met en évidence » ce qui est au centre, qui exerce ainsi donc une fonction de centration. Au centre du cadre, il y a « l’œuvre » produite (Bivort, 2016). L’oxymore lié à l’idée d’atelier est qu’il produit une « centration », mais qu’il ne doit pas figer ce qui est au centre, puisqu’il doit être contenant sans trop contenir, pour ne pas « étouffer l’œuvre » (Bivort, 2016). Pour que le cadre soit un bord, il doit aussi être ouvert à ce qui lui échappe puisqu’il est au service de la relation entre ce qui se produit et les participants de l’atelier.
L’atelier a trois temps : il commence par un premier temps d’échange qui nous amène à la définition du thème du jour, qui est souvent une idée ou un mot à développer. L’imperfection, le futur, l’équilibriste, l’art, les voix, la paix, l’amitié, l’exil, le rêve et la flânerie de Baudelaire, ont été des thèmes de l’atelier. Nous avons également écrit une fois autour de la phrase « je ne sais pas » et, une autre fois, nous avons décidé d’écrire un conte de fées. Après la définition du thème suit un deuxième temps, celui-là empreint du silence suscité par l’acte d’écrire, puisque l’écriture reste individuelle. Tous, animateurs et autres participants, écrivent pendant ce deuxième temps. Le troisième temps est celui de la lecture des textes écrits mais il comprend aussi un temps d’échange après les lectures. La forme de l’atelier, autour de l’écriture, se dessine sous les contours d’un espace ouvert au dire de la parole. L’atelier articule ainsi parole, écriture et silence, dans un mouvement qui va donc de l’oral à l’écrit, de l’écrit à l’oral.
L’atelier d’écriture2
Analysons maintenant l’expérience de l’atelier d’écriture en s’intéressant plus précisément à la rencontre avec Steven. Ilvient à l’atelier dès le premier jour de sa mise en place et il y participera jusqu’à la fin. Il est très investi dans l’atelier et nous parle tout de suite de son envie d’aborder plusieurs thèmes, comme par exemple, les rêves ou le fait d’entendre des voix.
Lors de notre premier atelier, il nous propose deux thèmes : «la réalité » pour le premier atelier et, pour l’atelier de la semaine suivante, le thème des « rêves ». J’aperçois rapidement que le fait de ne pas savoir en avance les thèmes de l’atelier génère chez lui une angoisse. Il commence tout de suite à trouver tout un éventail de thèmes possibles. Saisissant que l’absence a un pouvoir symbolique, je songe au travail qui pourrait s’envisager avec Steven autour de la possibilité de donner une place à l’absence ou à permettre qu’une présence ne soit pas pleine (Molinier, P.; Gaignard, L., 2014). D’ailleurs, ma présence ne devrait-elle pas chercher à garantir un temps de silence et d’absence (Fédida, 1978)?
La semaine suivante, parmi les propositions des autres participants, Steven nous propose un nouveau thème qui n’est plus celui des rêves, mais « les aveugles et les entendeurs de voix » et, ensuite, « l’innocence ». Par ailleurs, nous choisirons le thème des rêves une autre fois. Tous les thèmes qu’il nous propose donnent une empreinte philosophique à l’atelier. Cela me fait penser à un patient de Minkowski qui s’intéressait beaucoup aux problèmes philosophiques et qui gardait un nombre considérable de notes. Lorsqu’il est interrogé sur son intérêt pour les œuvres philosophiques, il dit qu’il ne souhaite pas du tout lire de la philosophie. Il explique alors que la lecture des grands philosophes risque de déformer sa pensée à lui (Minkowski, 1927). Ce patient fuyait ainsi les autres pour chercher à s’établir tout seul et à partir de lui-même, telle la patiente de Tosquelles qui retrace son vécu ainsi : « tremblement de terre – fin du monde – mort et résurrection dans une vie spirituelle, dans laquelle il faut se créer soi-même par la pensée » (Tosquelles, 1986). Nous comprenons ainsi que le choix des thèmes de l’atelier est assez important pour ce mouvement de « résurrection » par la pensée , telle une tentative de guérison après un vécu de fin de monde. Nonobstant, proposer un « faire ensemble » pour ces personnes qui souffrent d’un « esseulement » semble essentiel (Oury, 2007c, p. 63).
Pendant les premières semaines de l’atelier, je remarque que les thèmes que propose Steven correspondent plutôt à des idées qu’il souhaite développer mais je constate aussi qu’écrire lui plait et qu’il semble fier de le faire. L’écriture semble aussi rectifier les ambiguïtés qu’il ne tolère pas. Trois mois après le début de l’atelier, il me donne une feuille sur laquelle il a écrit l’histoire d’un film qu’il a vu récemment. Je reçois cette feuille en me disant que cela témoigne de son transfert avec moi, puisqu’il décide de m’adresser son écrit.
L’atelier d’écriture semble lui offrir un espace où il peut s’écrire lui-même. Par exemple, lorsque « le rêve » est, enfin, le thème de l’atelier, Steven décide d’écrire sur sa folie et ses rêves :
«Si être atteint de folie veut dire vivre dans ses rêves,
mon plus grand désir serait de devenir fou fou de mes rêves les plus fous.
Tant je les aime puis tant je les recherche à chaque instant de ma vie,
je souhaiterais me réfugier car ce sont ces rêves qui soignent mon mal-être intérieur
tentant de me souvenir de chaque moment fou de mes rêves cette volonté de me recaser et de m’inspirer de chaque détail féerique à l’instar de mes cauchemars les plus sombres qui s’avèrent être irréelle irréaliste.
Mes rêves les plus fous cependant se rapprochent peu à peu de ma réalité en attendant et espérant un jour me retrouver aussi et y vivre dans mes rêves les plus fou. »
Comme mentionnée au-dessus, à la fin de chaque atelier, tous les écrits sont rangés dans le placard de l’association. Un jour, il me dit que sa sœur est fière du fait qu’il écrit et il me demande de faire une copie de chacun de ses écrits. Après le temps de l’atelier, nous photocopions ainsi ses feuilles pour qu’il puisse lui donner.
Une autre fois, il nous propose de parler du rôle des médicaments pour ensuite affirmer que certaines activités sont de meilleurs traitements que les médicaments. « D’où viennent les débordements de certains patients ? » Il pose cette question au groupe puis il dit aussi qu’il voudrait « aider plus » les autres personnes. Nous poursuivons cette conversation en disant que ce n’est pas possible de tout faire, même lorsqu’on veut être là pour l’autre. Cela ne l’empêche pas d’écrire ce jour-là sur le fait d’être un héros comme Superman.
Lorsque le thème « le futur » est choisi, Steven écrit une lettre à « monsieur futur ». Dans ce texte, il demande à « monsieur futur » la paix dans le monde. Monsieur futur prend alors la place de quelqu’un qui aurait un pouvoir de toute puissance bien que Steven le nuance en disant que cela « est peut-être trop pour vous». Voilà ce qu’il écrit :
« Certainement il demeure incertain ce futur mais il y a bon espoir qu’il nous rassure avec des bonnes nouvelles qui sont, voilà j’insiste s’il vous plaît, monsieur le futur, pour Noël, par exemple, rapportez la paix, le bien, la belle vie, aussi convaincre, essayer de convaincre les dirigeants de penser aux gens et à leur avenir. Aussi pour Noël je vous demande de guérir la nature, le monde et aussi nos amis les bêtes. Vous savez ceux qu’on appelle les animaux qu’on aime tant, c’est peut-être trop pour vous Monsieur le futur, mais là seulement vous serez digne de tout et oui nous vous serons reconnaissants après avoir pris conscience de ce grand cadeau que vous nous ferez pour nous et notre cher futur, on compte sur vous ! »
Steven est très investi dans l’atelier mais aussi très rigide avec ce qu’on appelle le cadre, c’est-à-dire, la bordure de l’atelier. Il est parfois très dur avec les autres participants puisqu’il indique ce qu’ils peuvent ou ce qu’ils ne peuvent pas faire en se référant au cadre. Par exemple, une fois un autre participant refuse de lire son propre texte, Steven s’énerve et dit que, à cause de cela, il ne viendra plus à l’atelier. Il réaffirme ainsi le cadre de l’atelier selon lui : nous décidons le thème le jour-même, il ne faut que personne ne parle pendant l’écriture et il dit que chacun doit absolument lire son propre texte. Ainsi, le cadre, tel qu’il nous l’explique, apparait dans la forme d’un bord non flexible. Il propose parfois de désigner qui choisit le thème mais aussi il lui arrive de vouloir imposer des conditions pour que certains y participent. À chaque fois que quelqu’un parle pendant l’écriture ou que quelqu’un ne souhaite pas lire son propre texte, il dit que ce n’est pas du tout acceptable. Parfois il demande à la personne de partir ou dit qu’il va partir lui-même de l’atelier. Je dois amener de la souplesse pour que le bord qui caractérise le cadre de l’atelier ne prenne pas la forme d’une structure rigide et autoritaire.
Lorsqu’il propose que la paix soit le thème de l’atelier, il devient assez intransigeant en disant que c’était à lui de décider le thème ce jour-là et qu’en l’occurrence il compte bien écrire sur la paix. Il nous dit que chacun peut bien écrire sur ce qu’il veut et que c’est ce qu’il fera : « Je peux écouter les autres mais personne ne va me convaincre » dit-il.
Plus tard il dira pourtant que l’atelier est l’expérience d’une tolérance partagée. De plus, il nous dit que, dans l’atelier, « il y a peu de règles mais il y a des règles ». Il semble tenir à ces règles, qui lui font une borne, mais qui parfois sont prises de manière trop autoritaire ou sans souplesse. Il nous dit que l’écriture lui procure du plaisir puisque, quand il écrit, c’est du « noir sur blanc ».
Parfois je pouvais relier deux thèmes proposés par deux participants différents dans le but de proposer un seul thème à partir de deux ou plusieurs propositions. Cela perturbe Steven. Pour lui, il faut toujours un thème qui soit proposé par une seule personne.
Il est arrivé qu’il soit, un jour, un peu méfiant par rapport à ce que je propose. Il dit ne pas savoir ce que je veux avec l’atelier, vu qu’il est rattaché à une recherche doctorale en psychologie. Il me demande ensuite si l’atelier était une activité et je lui réponds que c’est une sorte de « jeu ». Il me dit donc : « Tu es toujours loin déjà ! ». Sans savoir exactement ce qu’il veut dire, sa parole m’avertit sur le fait qu’il ne faut pas être dans la position de « tout savoir ». Effectivement, je pense que l’atelier est une espèce d’espace pour « jouer » (Winnicott, 1971). L’atelier est, pour moi, du « jeu » à la manière de Winnicott, ce n’est pas de l’animation, ni de la récréation, plutôt un espace ouvert au dire et à la création, qui amuse la personne qui s’y livre. L’atelier n’a pas du tout pour but « d’amuser » au sens commun de distraire, mais plutôt au sens de la différence entre le play et le game, ce dernier étant une forme de jeu très cadré (Winnicott, 1971). L’atelier est proche du jeu de dessin (squiggle) qu’utilise Winnicott, où celui qui s’y livre, « s’amuse », prend du plaisir en jouant, dans un espace intersubjectif. On pense ainsi à la distinction que Jean Oury fait entre le sourire et le rire (Oury, 2003). Si le rire reste quand même agressif, le sourire est plutôt un geste infime, minimal. Le sourire se détache, puisqu’il donne une place au silence. C’est aussi comme la différence entre les mots d’esprit et le pur comique chez Freud. Les mots d’esprit sont plus proches des mots poétiques, qui condensent le sens et la jouissance, qui peuvent dévoiler du désir. Nous pouvons donc dire que l’atelier est plutôt un espace où le sourire devient un acte et cela est bien différent du fait de rigoler. On y est invité à jouer, à faire une expérience qui borne le soi et dessine le monde. L’atelier se veut ainsi un jeu avec des sourires, des mots d’esprits et des mots poétiques.
Steven me dit que ces échanges avec lui sur ce que peut être un atelier et sur le but de l’atelier d’écriture, changent même sa manière de penser les autres ateliers et je pense que cela diminue le côté persécutoire sous-entendu lorsqu’il disait « je ne sais pas ce que tu veux ».
Pendant le deuxième temps de l’atelier, celui de l’écriture, Steven se montre toujours très concentré, en écrivant souvent sur plusieurs feuilles. D’ailleurs, retrouver l’ordre respectif des écrits n’est pas chose aisée. Il passe donc du temps à numéroter les pages avant de les ranger. Les lignes écrites sont souvent en diagonale et même pour lui ce n’est pas si évident de comprendre ce qu’il a écrit ou quelles pages se suivent. Lorsqu’on essaie de relire ces écrits qui sont dans l’armoire, il regarde tout ce qu’il a écrit et il dit : « C’est le bordel ».
Un jour, il arrive défiguré après avoir été frappé, un « accident » qui a généré chez moi un sentiment d’impuissance et d’échec. Quand il revient, après quinze jours d’absence, il me dit qu’il vient « pour moi ». Ce jour-là il me dit : « Je reste en ta présence » mais je vois qu’il ne restera pas que proche de moi, il restera aussi derrière moi, en cherchant une protection, loin du regard des autres.
Dans son dernier écrit de l’atelier, Steven me qualifie d’une « perfection totale » comme un objet sans faille, qui serait adorée et idéalisée. Par exemple, il me représente par une déesse, avec toutes les qualités existantes, sans défaut et avec la plus grande valeur au monde. Il semble chercher à redire ce que je dis et à faire plein de compliments sur moi et sur l’atelier.
Steven a du mal avec l’idée que je doive partir après six mois d’expérience d’atelier et il me dit ça deux fois pendant les premiers mois de l’atelier. Proche de la fin de cette expérience, il me dit aussi que chaque atelier doit finir à un moment donné et qu’un autre va renaître. Pour ce moment de mort et de résurrection de l’atelier, nous avons décidé de penser à un rituel de clôture de cette expérience. Nous organisons ainsi un atelier pour parler spécifiquement de l’expérience de l’atelier mais aussi un événement, une lecture de textes dans la librairie locale avec l’atelier d’écriture d’un autre GEM et avec l’atelier journal du SAVS (Service d’Accompagnement à la Vie Sociale) du territoire. Lors de mon dernier jour, nous avons organisé un barbecue dans le jardin du GEM, suivi de mon dernier atelier d’écriture avec eux. L’atelier d’écriture continuera les jeudis sous un autre format, animé par un autre participant aussi très investi dans l’atelier.
Proche de la fin de l’atelier, lorsque nous sommes en train de spéculer sur les possibles rituels de clôture, nous pensons à enregistrer la lecture de quelques textes pour la diffuser dans la librairie mais Steven nous avertit qu’il s’inquiète de la diffusion audio de sa propre voix. En effet, il nous dit clairement qu’entendre sa propre voix sortir d’une enceinte peut lui procurer un ressenti d’éparpillement. Ainsi, pour notre rituel de clôture, Steven propose qu’on fasse un recueil avec des textes produits dans l’atelier. Il nous dit qu’avec le recueil, l’atelier « nous apporte une œuvre, un chef-œuvre ». Son idée est acceptée par le groupe et nous préparons le recueil dans l’association, avec l’aide d’un autre participant. Notre recueil est distribué en papier le jour des lectures de nos textes à la librairie locale, avec la participation des deux autres ateliers, celui du GEM voisin et celui du SAVS local qui distribuent leur recueil et journal respectifs. La plupart de ceux qui ont participé à l’atelier y sont présents et prennent un exemplaire avec eux.
Ma place a, pour Steven, « un rôle d’instituteur », c’est comme ça qu’il explique lui-même. Lorsque nous parlons du mode de fonctionnement de l’atelier, il affirme aussi que, en règle générale, durant l’atelier, nous ne pensons pas trop au statut de chacun, mais plutôt à faire quelque chose ensemble. Il rajoute ensuite que ce n’était pas mal d’avoir été là tous les jeudis et « d’avoir décidé ensemble » les thèmes, mais aussi, quelques activités. Cette remarque me surprend justement puisque, avec Steven, j’avais parfois l’impression que sa présence pouvait expulser tous les autres participants et que ce n’était pas du tout évident d’essayer de proposer ce « faire ensemble ». Malgré cela, le fait d’avoir établi l’atelier de manière régulière, avec une stabilité capable de contenir ses affects et angoisses, semble avoir joué un rôle essentiel pour lui (Balestrière, 2003). « C’est quoi cet atelier ? C’est comme de la drogue, j’ai toujours envie d’y revenir », dit-il une fois.
Lorsque nous parlons de cette expérience, Steven dit que l’atelier est pour lui un espace d’échange, que l’atelier a des temps sérieux et des temps plus d’amusement, mais aussi, qu’il produit diverses émotions. Il nous rappelle que le GEM est un lieu fait pour ceux qui ont particulièrement besoin de faire partie d’un groupe et que l’atelier ouvre la possibilité d’être avec l’autre.
Conclusion
Comment évaluer le travail réalisé dans cet atelier ? Il nous semble que l’atelier a ainsi travaillé dans le sens d’un « faire ensemble », c’est-à-dire que notre travail proposait, aux participants, d’aller vers une ouverture sur le monde, de sortir d’une fermeture (Roulot, 2014 ; Oury, 2007), en même temps qu’il délimitait un espace ouvert au dire. Oury disait qu’un atelier ne doit pas être un espace fermé en soi-même mais aussi, qu’il doit produire de l’hétérogénéité, c’est-à-dire, chacun doit s’y retrouver, selon sa différence la plus singulière. Même si les ateliers ne sont pas des espaces psychothérapeutiques d’emblée, leur tournure est essentielle, car elle peut avoir des effets cliniques. L’atelier doit ainsi rentrer dans un registre particulier de travail qui laisse place au « jeu ».
Par ailleurs, Oury disait que le travail en psychiatrie est plutôt lié à un type particulier d’économie. Oury reprenait Georges Bataille pour faire la distinction de deux types d’économies – « l’économie restreinte » et « l’économie générale » (Bataille, 1949). « L’économie restreinte » est celle du capitalisme, gravitant autour de l’impératif de la productivité. Il est, en revanche, essentiel qu’en psychiatrie, les ateliers puissent avoir le droit de rater ce qu’ils produisent. C’est-à-dire, par exemple, qu’un atelier théâtre ne vise pas la perfection de la scène incarnée. Un atelier peinture ou musique ne doit pas ressembler à une formation artistique. Les ateliers en psychiatrie ne doivent pas avoir l’impératif de la « production ». De plus, si on travaille dans l’optique de l’économie restreinte, le travail est régulièrement synonyme des heures travaillées ou encore défini par un contrat d’emploi, ce qui change totalement l’ambiance du travail (Oury, 2008). Ici le niveau de contraintes est faible, mais non négligeable et les « règles » peuvent être contestées, discutées, permettant la tolérance grâce à leur souplesse.
L’atelier sollicite les innovations. Lorsque Steven nous propose de faire un recueil avec les textes de l’atelier, de les lier entre eux par une reliure, d’en faire une somme et la trace d’un travail collectif, il nous dit que c’est parce que le recueil transforme nos écrits en une « œuvre ». Mais Steven nous dit plus que cela, que l’atelier transforme nos écrits en un « chef d’œuvre », ce que je comprends dans la même ligne que la toute puissance de monsieur futur, de la déesse et du superman. Cependant c’est de là que vient ma propre question : « Quelle est l’œuvre de l’atelier ? » Peut-être l’important réside pour Steven dans le fait que l’atelier puisse laisser une trace matérielle, d’ailleurs, nous prenons cela en compte, qu’il ne périsse pas tout à fait. Il nous semble pourtant que « l’œuvre » de l’atelier ne se situe pas que dans l’objet.
Tout travail de soin est de l’ordre de l’inestimable. Tout travail clinique ou psychothérapeutique est lié à « l’économie générale » (Oury, 2008 ; voir Molinier dans ce même numéro). Un atelier en psychiatrie est plutôt en rapport avec d’autres « flux de productions » dans lesquels ce qui est produit n’est pas non plus de l’ordre du quantifiable, ni du mesurable (Oury, 2007b, p. 8 ;Oury, 2008, p. 19).
« L’économie générale c’est le lieu de pulsions » (Oury, 2014, p. 111) où se jouent les rapports transférentiels et les flux du désir. C’est dans cette voie que la notion de transfert dans l’atelier se met en place en tant que « greffe de transfert », où greffer équivaut à délimiter un espace dans lequel le dire peut avoir lieu (Oury, Faugeras, 2012 ; Oury, 1983). Pour Steven, l’atelier était un espace pour voir les choses un peu différemment de ce qu’il pensait, pour voir la différence qui nous entoure aussi, différence plutôt par rapport aux ressentis, aux émotions, aux sentiments. L’atelier était un espace pour parler « d’un peu de tout » nous dit-il et il nous semble bien que l’atelier a été cet espace d’ouverture au dire de la parole.
Depuis le début de l’atelier, Steven fait de cet espace le lieu où il peut réfléchir sur certaines idées comme ce que signifient la paix, les rêves, l’équilibre ou encore le fait d’entendre des voix. Des sujets qui mettent en scène sa propre expérience psychotique mais aussi des manières de faire face à elle. Écrire ne lui permettrait-il pas de se reconstruire lui-même ?
Steven nous dit qu’il cherche avec l’écriture des repères mais, surtout du « noir sur blanc », sans aucune ambiguïté, afin d’éviter toute incertitude ou absence. Entre le « tout ou rien » se trace le travail avec lui, qui se veut autre que la position de l’absolu, qui peut être persécutrice ou écrasante. Dans l’atelier, il n’est pas dans une position de spectateur, il ne regarde pas l’atelier de loin comme il a pu le faire ailleurs. Puisqu’il se met à écrire, à jouer le jeu de l’atelier, il se met, à sa façon, en relation avec d’autres participants dans l’atelier. Nous travaillons ainsi sa rencontre avec les autres, souvent marquée par une position autoritaire.
Ce qui est au centre de l’atelier émerge de l’effet de la poésie de l’atelier : des rythmes instaurés entre parole et silence, entre paraitre et disparaitre, entre présence et absence, entre désignifier et signifier, entre être seul et être avec. C’est là l’œuvre de l’atelier, dans cette poésie qui met en corrélation des rythmes avec des effets de sens. Enfin, l’œuvre de l’atelier réside dans la possibilité que Steven a de faire de lui un poème qui s’écrit (Tosquelles, 1985), puisque, dans l’atelier, il s’écrit, s’empare des risques de sa folie, sans laquelle il n’est pas.
«Je suis
Je vis
Je réussis à sourire sans mourir
en jonglant sans me posé de question face à la réalité d’aujourd’hui
Comment expliquer qu’entre la raison et la folie se trouve un véritable paradoxe :
Que doit-on dire être réaliste éviter les risques ou rentrer dans la folie ? »
Références Bibliographiques:
Balestrière, L. (2003) «Le transfert psychotique et son maniement. » Cahiers de psychologie clinique, 2(21), p.73-81.
Bataille, G. (1949) La part maudite. Paris : es éditions de Minuit, 1967.
Bivort, P. (2016) « Métaphore du cadre ». Cahiers de psychologie clinique, 1(46), p. 9-30.
Fédida, P. (1978) L’absence. Paris : Gallimard.
Freud, S. (1900) L’interprétation du rêve. Œuvres Complètes. Vol. XV Paris : PUF, 2002.
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Paula Saules Ignacio
Psychologue clinicienne
Doctorante au laboratoire UTRPP, chargée de cours, Université Paris 13