Le sexuel, Breuer, toujours le sexuel… » Mais encore ?

Résumé

A partir du clivage largement étudié de la problématique breuerienne du trauma et de sa restriction freudienne au sexuel, nous interrogeons ici la formalisation freudienne afférente qui d’emblée met en série le sexuel comme postulat d’une fonction universelle pour tout sujet, et ses conditions de modélisations : du côté de ses conditions de représentation psychique, et du côté des constructions du partenaire qui s’ensuivent. Nous terminons cette étude en posant l’axe de développement qui situe une logique hypostasique du père et du partenaire, dès lors construits comme modèles complexes.

Introduction

La formule un peu abrupte de notre titre est à prendre comme hommage, à Freud d’abord, certes, mâtiné pourtant d’autres figures du 19ème : un Sherlock Holmes, mais un peu appuyé d’un Hercule Poireau, qui énoncerait au docteur Watson breuerien que l’enquête se ferait insistante, avec des tensions : celles du pari freudien, inaugural.

Car, comme le mouvement même du « Retour à Freud » de Lacan l’indique, il faut prendre appui de ce pari inaugural freudien, dans sa robustesse, et il y lire bien plus que de simples prémices historiques. Certains habitus actuels témoignent parfois de facilités coupables lorsqu’ils présentent le Freud de 1880/1900 avec le trauma, l’après-coup et autres données princeps, comme une sorte d’introduction, heureuse ou simple, une aimable propédeutique aux questions ultérieures, qui seraient, elles plus… sérieuses ? Construites ? Complexes ou vraiment psychanalytiques tandis que ce qui leur précède ne serait que « pré », ou trop simple ?   … certainement convient-il d’aller contre ces simplifications de la question, et réinterroger encore ces moments-là.

On peut alors imaginer le défi que le jeune et fougueux Freud, la trentaine, plutôt insistant et obstiné, réitérait auprès d’un Breuer, lui dans la force de l’âge, de statut, de carrière et de réputation et qui, bon camarade toutefois, se montrait plutôt réservé, voire déprimé. « Il m’a joliment fallu me battre avec mon collaborateur »,écrivait Freud en 18921, tant son mentor se révélait cachotier, moins sur les traumas d’Anna O. d’ailleurs que sur leur relation elle-même : C’était un homme d’une intelligence éminente ; [et] c’est moi, bien sûr, qui étais le gagnant dans cet échange. »2.

Cette formule inventée du « sexuel Breuer, toujours le sexuel » désigne alors, telle l’audace pour d’autres, l’objection impatiente de Freud aux discrétions évasives de Breuer quant à la fin du traitement d’Anna O. Elle marque, avant l’heure, l’orientation freudienne qu’il décrivait en 1918 et 1936 : « […] la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité, c’est-à-dire sur la reconnaissance de la réalité, et […] exclut tout semblant et tout leurre »3.

Donc, l’insistance freudienne sur la vérité éclaire le « sexuel », et, pour autant qu’on le sait, il n’y a point d’ombre de l’ombre du sexuel dans le cas d’Anna O. — le seul cas de psychothérapie breuerienne — sinon, de son côté à lui, comme une hâte soudaine à interrompre ses visites vespérales, qui la purgeaient de tous ses traumas quotidiens. Point de sexuel donc, même si l’on sait qu’au regard plus direct de Madame Breuer, il y avait pourtant matière à s’agacer quelque peu.

C’est ici notre entrée en matière, l’arrière-plan nécessaire, comme des prolégomènes à mes questions. Aussi, et laissant de côté les recours freudiens à l’hypnose, car là n’est pas notre propos, considérons qu’il convient en effet, à ce premier moment, de réunir nos deux compères dans leur commune promotion du traumacomme cause étiologique de l’hystérie, et qu’il faut aussitôt les opposer dans la place qu’ils accordent au sexuel.

Distribuons les deux thèses : la première est en impasse, c’est « l’hystérie hypnoïde » de Breuer, qui conçoit dans une unique logique déficitaire tant l’étiologie, la symptomatologie que la thérapeutique : il en nivèle ainsi les registres et les seuils dans la supposée faiblesse du sujet, dans sa sidération toujours relancée. C’est ce à quoi s’oppose la construction freudienne du trop d’énergie, du trop de défense, qui se fait « pathologique »4. Dans les excès et détours de la « Verdrängung »face à l’effroi, elle déborde les contours de plaisir ; c’est le fameux « l’hystérie hypnoïde contre la névrose de défense » de 19255. Leur point de rupture, c’est l’insistance freudienne du « Le sexuel, toujours le sexuel ».

Le sexuel

Alors donc, le sexuel, toujours, soit, mais Quid de ce sexuel freudien inaugural, jamais démenti ?

Dans les « Études sur l’hystérie » comme dans de la « Naissance de la psychanalyse », Freud décline chez ses patientesdes modes pluriels du sexuel, subjectifs, variés, et on peut algébriser la constante comme suit :

— Pour tout sujet, « Il y a », « il existe » du sexuel. C’est une fonction qui détermine des variables. Cette formule est à prendre comme un jugement d’existence, dans sa valeur de « Bejahung» germanique, celle que Freud convoquera dans son article sur la « Dénégation (Verneinung)». Elle est distincte du jugement d’attribution, qui est lui posé en bon ou en mal, en admis ou en refusé.

C’est donc ici le Esseou le Quod latins ; «il y a » donc, une fonction du sexuel. Elle se marque en variables subjectives, objectivables comme questions cliniques, qui pluralisent les différentes réponses possibles, définies comme autant de Quid du sexuel chez le sujet; satisfaction ou insatisfaction, toujours posées sur fond d’une préalable affirmation d’existence : d’un Quod.

Ce Quod, « jugement d’existence », est posé dans l’universel et fonctionne tel le ferait un théorème sur le plan mathématique : il relève d’une « logique de la fonction f(x) » posée pour tout sujet, en décline les occurrences au « un par un » et dessine le tableau contrastif d’une clinique différentielle.

Comme théorème, il se construit d’éléments discriminés. D’abord une énergie, qui alimente des circuits marqués comme signes déchiffrables. Leurs modes d’agencement forment l’Aufbaude la névrose, — c’est un vocable qu’on doit rendre en français par « construction » plus que par structure. L’articulation de ces signes patents, ces « constructions », dessine les tours, détours et retours des modes d’insatisfactions ou de satisfactions (plaisir)avec les effrois des scènes et des symptômes.

En somme le Quod, ce « f(x) du sexuel » situe d’emblée deux bornes pérennes, fixes.

La première se constitue d’une source— la future libido — et de ses modes d’issue, tandis que la seconde mobilise la rencontre circonstanciée, avec le partenaire, défini par les types de sexuel qu’il présentifie, lesquels, déclinés en autant de jugements d’attributions, sérient les variables du trauma. Et le lien entre les deux, source et rencontre donc, est spécifié par les marques de ces signes— Vorstellungen, « représentations », hautement complexes, on y viendra.

Alors ce sont toujours des destins de l’émoi amoureux de ces femmes dont il s’agit : tous chargés d’un quantum d’affect, plaisir ou déplaisir, qui en marque les tonalités, ils inscrivent une faille intime, faite des signes que vient graver la rencontre malheureuse. Elisabeth von R est déchirée par l’opposition entre Éros et le devoir ; Lucie, sacrifiée à un patron solitaire aimé, un père privé de femme ; Anna débordée par le décès de son père, Emma et…… etc. A chaque fois, c’est une impuissance de la réalisation de l’Éros du sujet, marqué ou déterminé, ou orienté par la présence d’une figure de père.

Trois éléments s’agencent donc : d’abord le signe, qui relève du symbolique, freudien et non lacanien, dans sa parole, écriture et déchiffrage ; puis le quantum de libido,et enfin le partenaire de la rencontre. C’est un homme, tantôt en posture d’imposition, vivant, trop vivant pourrait-on dire tantôt de défaillance, ou presque déjà mort, bref un homme situé en position dissymétrique et contraignante, et non dans celle du partenaire du rapport, ou du conjugo.

Il procède du masculin mais, comme le prouve l’affect, c’est celui de l’impossible, aussi cet homme présente-t-il, tout comme Janus, deux visages, ceux de l’excès ou du défaut. Tantôt c’est celui qui annonce notre période actuelle et ses « me too », tantôt c’est celui qui ne peut, le faible ou l’interdit, et dans tous les cas, il est l’impossible partenaire du rapport.

Si le « théorème » du sexuel intègre son « axiome », posé par l’affirmation de l’universel de la libido, dont les affects sont re-présentés — la Vorstellung :« ce qui se tient devant »— ; si leur rapport est toujours pris dans une écriture dont le principe doit être formalisé, alors nous avons en effet, en stricte épistémologie, toutes les conditions d’une science déjà-là, qui fonctionne de manière ouverte et heuristique.

En fait, nous avons ici la genèse déjà opérante de la chose analytique, qui la comporte déjà tout entière et qui ouvre au déchiffrage des varias d’attribution de l’universelde la fonction f(x) du sexuel, mais à ceci près néanmoins, et notons-le, que fait ici encore défaut un fondement logique sans doute aussi impératif : celui de la rencontre, comme telle, posée en deçà de ses aléas. Et il faudrait alors poser la question du conceptde cette masculinité impossible, c’est-à-dire du registre de sa quoddité, ou du trait qui la fonderait par-delà ses variables de quiddité : son théorêma grec, c’est-à-dire son digne objet d’étude.

Alors avant d’y venir, comment interroger les signesdu sexuel sans ne jamais céder en rien sur l’axiome ni sur ses éléments constituants ? Sans doute faut-il ici arpenter des forêts de marques fort éparses, un peu à la mode du Sherlock Holmes de notre introduction.

Les signes

La conception du trauma « en tant qu’il conditionne l’histoire de la vie et de la maladie du sujet» apparaît clairement dans le cas Emmade 18956. C’est par lui que Freud fonde sonProton pseudos, emprunt à Aristote, qui détermine le type névrotique du sujet. Le fait clinique est le suivant : Emma, hystérique, ne peut entrer seule dans un magasin. Cela résulte d’une mauvaise expérience : un jour, alors qu’elle était seule, à treize ans, deux vendeurs s’étaient esclaffés en se moquant de ses vêtements. Elle était sortie en courant. L’un des deux hommes lui avait plu. L’analyse va révéler une autre scène, antérieure : elle avait alors huit ans, et était seule. Un épicier égrillard est venu toucher son sexe au travers ses vêtements. Freud la dénomme la scène II, tandis que la scène des deux vendeurs, qui lui est postérieure, est la scène I.

Quels vecteurs entre les deux ? C’est le rire, qui fait lien entre l’épicier et les vendeurs, et ce sont lesvêtements, avec attouchement sexuel (scène II), ou sans (scène I), et la toile de fond c’est qu’elle est, à chaque fois, seule dans un magasin. Elle se souvenait parfaitement des gestes de l’épicier, sans qu’ils n’aient déclenché de réaction notable. Mais dans sa confrontation aux deux vendeurs l’excitation sexuelle a surgi — l’un lui avait plu —. Le rire et les vêtements articulent les deux scènes, et c’est par eux que s’active la décharge sexuelle, qui se mue en angoisse. Fait « remarquable » pointe Freud, « ce n’est pas le fait de l’attentat qui a pénétré dans le conscient, mais un élément symbolisant : les vêtements7 ». 

Donc, « l’élément symbolisant» conditionne la décharge sexuelle par l’effet du vêtement, et c’est bien le symbolique qui est l’agent de l’opération tandis que l’affect de désir, qui procède de l’universel s’actualise en angoisse et en forme lui le produit.

La vérité freudienne se fonde alors du déchiffrage de ce circuit symbolique en ce qu’il noue ensemble ces deux scènes via leurs marques ou symboles. C’est exactement la théorie freudienne, et non lacanienne, du symbolique, qu’il avait formalisée en 18818dans sa « Contribution à la conception des aphasies », et qui lui avait permis d’inventer un « appareil de langage »9, préfiguration de l’appareil psychique, un langage tout freudien dont d’ailleurs l’articulation précise, linguistique, n’a peut-être pas toujours été soupesée à sa juste valeur.

Il distribuait en effet deux circuits distincts : les « Représentations d’objet » (Sachvorstellungen), et les « Représentations de mots » (Wortvorstellungen), et écrivait leur rapport au moyen d’une seule relation, bijective. Les « Représentations de mots », définies comme « ensemble clos »10, ouvrent, par leurs combinatoires, à une générativité indéfinie d’énoncés. Freud avait ainsi dégagé une structure précise : l’axe « symbolique », qui concerne dit-il, le lien noué entre :

« La représentation de mots et la représentation d’objet (qui) paraît davantage mériter l’intitulé de “symbolique” que celle existant entre un objet et une représentation d’objet 11 ».

Donc c’est le lien entre «Représentations de mots » et « Représentations d’objet », avec ses générativités, qui « mérite l’intitulé de symbolique », tandis que le rapport posé entre l’objet et sa « représentation » se spécifie lui tout autrement : il renvoie, pour aller vite, à l’image. De la sorte se distinguent deux caractéristiques nettes, que réfracte aussi la distribution du Symbolique et de l’Imaginaire, bien sûr autrement définis, du premier Lacan. Et le « Symbolique » freudien emporte une conséquence majeure, que Lacan pointe précisément dans le Séminaire XI :

« [J’insiste] donc sur ceci, que ce qui est refoulé, ce n’est pas le représenté du désir […], mais le représentant — j’ai traduit, littéralement — de la représentation 12».

Comme représentant de la représentation, « Vorstellungrepräsentanz », le refoulé n’est dès lors plus représentatif, ni imaginaire doit-on ajouter, et ne dessine nulle transparence avec une « réalité » elle aussi toute imaginaire, — ou mieux, posons qu’il n’y a pas de lien de transparence entre l’objet, fût-il sexuel, dont sa marque procède tout en le voilant, et les représentationë d’objet de Freud, non symbolisées, présentifiées comme signes, évidés et comme en creux dans la chaine signifiante. Donc, le Symbolique non pas lacanien, mais freudien, qu’il faudrait écrire aussi avec une majuscule, est la conjonction médiate des Représentations entre ellesde Mots et de Choses; elle laisse en marge l’objet lui-même et sa charge. On savait déjà avec Spinoza que le « concept de chien n’aboie pas », on mesure maintenant que le symbolique freudien non plus.

Le père et le partenaire

L’enquête, dans ce symbolique-là, rebondit : pour le synthétiser simplement, disons qu’elle bute sur le fait que la plainte ne dit pas ipso factole désir engagé dans le trauma et ses issues, ne les dessine ni ne les spécifie, mais ouvre au déchiffrage symbolique du quid du sexuel, dans ses circuits et occasions de survenue. Via cesigne, mais en le soumettant à la formalisation d’une nouvelle grammaire qui répartit l’imaginaire et le symbolique, nous avons donc bien le sexuel, dans l’universel de sa fonction et ses varias d’orientations particulières ; mais il reste encore à spécifier le trait d’impossible de cepartenaireen impasse.

Là, quelque chose de robuste demeure, et fait énigme. Ce troisième terme, dont résulte la rencontre comme impossible, convoque bien le sexuel, ici marqué du signe de ses impasses tant y fait défaut ce qui en ferait avènement plein du sexuel, celui qu’à l’inverse de Lacan Freud posait comme possible, normal et sain d’ailleurs. Car il y a rapport sexuel possible pour Freud, et en ses termes il y a, il existe nécessairement un homme du possible : celui, par exemple, qu’il s’était un peu trop empressé à désigner à Dora, avec les résultats que l’on sait : elle lui claqua la porte au nez.

Alors notre question, analogique, devient celle du parallélisme théorique qui permettrait de dégager, chez ce partenaire, ce qui en fait tout également théorème fondateur, avec ses axiomes.

On voudrait formuler les choses ainsi : existe-t-il chez Freud un second universel, non plus du sexuel qu’on vient de voir, mais du partenaire, un Quod qui permettrait de circonscrire les Quid des régulations ou dérégulations du sexuel ?

Il se dessine souvent à demi-mots chez Freud, avec Dora, avec Miss Lucy et il se cristallise dans l’espoir, qui le porte à chaque fois, de discerner enfin le partenaire qui conviendrait. C’est celui qui, pour ces femmes, prendrait essor à partir de l’amour infantile, comme il le dit encore à Dora, et l’on perçoit alors qu’une figure élective de ce Janus masculin émerge bientôt : c’est celle du père présent, posé à l’origine, « pour s’en passer » certes ensuite. Elle s’accompagne toujours de son envers clinique : celui qui traumatise, celui qui active ce qui justement ne passe pas.

Donc,existe-t-il alors une « fonction du père » chez Freud ? Un universel qui se dépasserait dans une ouverture à la vie et en déterminerait la genèse ?

Avec ou après Lacan, cette question n’est plus guère surréaliste, car assurémentle « Nom-du-Père » est chez lui celui de l’universel symboliqued’un Quoddu père, et le guide tout un temps long dans son pas supplémentaire par rapport à Freud.

Une théorie freudienne de 1897 pose explicitement le trait pour lester ce qui, a contrario du « certissimaest » de la mère, désigne l’incertitude propre, obligée, le « semper incertus est », du père : c’est celle l’Œdipe, qu’il a convoqué à partir de Sophocle comme pour mieux en souligner la valeur universelle :«j’ai trouvé, en moi comme partout ailleurs ».On le sait, plus qu’une réponse totale et assurée, il dessinait là un axe, un paradigme, dont il devra toujours réfracter plus avant le noyau de meurtre et de culpabilité : dans « Totem et tabou », dans « Moïse et le monothéisme », comme pour en asseoir l’efficace, par le trait d’universel.

C’est pourtant une autre référence que nous invoquerons ici, qui en représente l’envers : celle du père de sa Neurotica, ce père abuseur, ce Quod, qui apparut un temps possible, mais que Freud reculera finalement à inscrire justement dans l’universel : « Je ne crois plus à ma Neurotica » […]« il aurait en effet fallu accuser, dans chacun des cas, le père de perversion. »13

C’est l’universalisation du trait de perversion qui fait reculer Freud : il refuse d’y lire le Père avec un grand P, alors qu’il ne s’effraie nullement du trauma construit sur le mode du sexuel-pré-sexuel, qui implique un membre de l’entourage proche, le père ou ses figures, souvent.

Cette non-quoddité du père-pervers procède de l’impossibilité de distinguer dans les propos du sujet la réalité et l’imaginaire tissé d’affects, et elle ne sera pas sans reste, relancé à un autre niveau, puisqu’elle lui ouvrira ensuite la théorie du fantasme, et celle du roman familial.

La question rebondit donc ainsi : « pour tout sujet, il y a un père », ouverture minimale au Quod, qui n’est spécifiable ni d’un trait pervers, lequel est contingent, ni du fantasme, lequel ouvre à un autre et futur objet de la jouissance.

Donc le trait du Quod continue bel et bien à faire toujours défaut à ce niveau, et force est de constater que despères furent convoqués, et, c’est la thèse que nous soumettons, qu’ils se résorbent tous dans les traits du particulier, dans les logiques du Quid, tandis que l’universel du Père ne surgira enfin qu’autrement et plus tard, avec son invocation d’Œdipe, celle qui « fait bien rigoler les mythologues », comme le dit Lacan.

Quel Œdipe en effet, ou quoi d’Universel qui s’arrachait au singulier en lui ? J.-P. Vernant et P. Vidal Naquet s’opposent frontalement à la lecture freudienne ; ils soulignent que le tragique d’Œdipe, son destin, son Ate plein, d’Œdipe-Roi à Œdipe à Colonne, tient à ceci, qu’ayant prouvé qui il est, c’est-à-dire Le déchiffreur d’énigmes par excellence, L’interprète plein du Symbolique, qui ne s’oriente nullement de désirer sa mère, ni de tuer son père, il va commettre bien autrement la faute qui l’engage dans son destin.

Respectueux des lois et de la cité, il ne vire pas à l’Éros et assume sa charge de nouveau Roi, élu grâce à ses qualités de répondre du symbolique, sans reste ; c’est très précisément l’observance de la Filia qui l’engage — un amour dans le social, qui n’est ni Agape, ni Éros —, et qui lui commande d’épouser la reine veuve ainsi que de commanditer l’enquête sur le meurtre du défunt roi, ancien mari de la reine Jocaste : Laïos.

Aussi le tragique ne gîte-t-il nullement dans l’hypothétique sanction freudienne du désir, mais bien dans le point de vérité d’Œdipe justement, en ce qu’il échoue à interpréter un seul élément, pourtant décisif : la place qu’il occupe justement, celle qu’il incarne, qu’il est, celle que l’oracle de Delphes lui avait prédit. C’est la gloriole autoritaire vaine, c’est l’imaginarisation de sa puissance symbolique qui le fourvoie. A se prendre lui-même pour le roi interprète qu’il est, il crée le scotome qui voile le point qu’il occupe dans l’espace et le temps : il sait tout déchiffrer du monde certes, sauf sa place et ses actes : lui-même.

Mais c’est son premier acte, préalable, qui nous occupe maintenant, et nous fait suivre ces mêmes hellénistes qui, dans leur charge contre la psychanalyse version Anzieu, se montrent pourtant très en phase avec la question psychanalytique, particulièrement avec Lacan. Ils énoncent eux aussi que le père symbolique, c’est le père mort : Laïos n’apparait à Œdipe qu’une fois tué sur la route de Thèbes, une fois advenu à un « delenda est », qui l’élève à l’absence efficiente à la place où avant, ou en marge, ou ailleurs, il n’était qu’un imprudent peu robuste, qui avait prétendu s’opposer à un jeune noble étranger fort tonique, décidé, armé et ne reculant pas… Œdipe.

Comme Lacan le dit de manière assez fleurie : « Il s’agit tout de même de tout autre chose que de savoir si on va ou non baiser maman ».Ce même Lacan dit aussi : « retirez l’Œdipe et toute la psychanalyse est un délire schreberien », et tout son effort, en nouant les différentes déclinaisons freudiennes du père, consiste non pas à aller contre, mais bien à aller au-delà ; nul « anti-œdipe »lacanien et aucune résorption du père en clinique mais pari sur son dépassement possible, quête de son au-delà, en le posant dans le Symbolique, lacanien, comme mise en œuvre du signifiant qui métaphorise le désir de la mère : le père à ce moment-là, chez Lacan, c’est d’abord son Symbolique : le « Nom-du-Père ».

Avant d’ouvrir la question qui nous permettra de conclure, tirons les enseignements de la question du père chez le Freud d’avant l’Œdipe : en trop, trop puissant ou en moins, en déficit, ses traits définissent ce qu’il faut bien nommer une série de « papas »circonstanciés, pères imaginaires, comme il le pointait dans la même lettre à Fliess : « il est impossible de distinguer l’une de l’autre la fiction de la réalité »14 : c’était là l’ouverture de la théorie du fantasme, qui restait encore à venir en cette année 1897.

Il y a donc le père imaginaireQuid comptable de ses observances ou non de la norme, ce « pas-tout-père-pervers »de la Neurotica et donc du trauma ; et il y a le père Symboliqueà venir, dont cette figure de l’Œdipe arrache l’ontologie au pur accident, et parie plus sur l’absence que sur la rivalité et la concupiscence inaugurales…

Alors pour faire scansion dans ce petit parcours de ce bref moment freudien, il faut tenter une autre question, qui est aussi assez énigmatique : pourquoi en effet, et alors qu’il est toujours solidement campé sur son « amour de la vérité », qui est bien sa réponse au « proton pseudos », ce premier mensonge hystérique, Freud nous ment-ilsur un point, un seul peut-être, et ce pendant vingt-cinq années au moins… il le dit lui-même, il l’écrit, et le laisse pourtant dans ses « Études sur l’hystérie » ? Pourquoi ce seul mensonge ?

Le fait est le suivant : Katarina est une fort intéressante personne qui prouve que la névrose peut prospérer aussi à plus de deux mille mètres d’altitude. Elle a fait irruption un jour dans la promenade de Freud, alors qu’il était tout au souci d’admirer les montagnes et d’oublier les névroses, lors de ses vacances d’été 189….

Il écrit tout cela d’un ton badin, mais extrait aussi la donne énigmatique de Katarina, celle qui reste en souffrance à la fin du texte : c’est qu’elle voit un visage effrayant qui la poursuit. Un visage d’homme, sans doute celui de son oncle, qui a certes abusé sexuellement d’elle, soit, mais ce visage se spécifie d’un autre trait déterminant, et ce n’est ni celui du sexuel ni de la jouissance afférente, en aucun cas. C’est la haine. Une haine furieuse, qui procède d’une féroce ignorance de ses aspirations et désirs à elle. Mais voilà, Freud avoue longtemps après, tout et en laissant sa narration intacte, que dans les scènes et comme pour ce visage ce n’était pas son oncle qui était l’abuseur en question, et qui la poursuivait. C’était son père. Donc Freud nous a menti sciemment.

Pourquoi ? Ce n’est certainement pas le fruit d’un recul devant le trauma, ni devant le père abuseur non, ce n’est pas un recul devant le père imaginaire ni sa préfiguration œdipienne du symbolique, non plus. Ni imaginaire, ni symbolique.

Alors, on peut se demander si la raison n’est pas tout autre, plus souterraine et difficile. C’est comme si Freud avait reculé devant une énigme, mais une énigme qu’il allait reprendre beaucoup plus tard et que Lacan mettra en exergue dans le Séminaire XVII ; celle que J.-A. Miller allait résumer sous le titre somptueux de la « Féroce ignorance de Yahvé ».

Freud aurait reculé, pendant plus de trente ans, devant ce qu’il faut bien appeler avec Lacan le « père réel », ou ce réel du père, ce réel que l’irruption de la religion mosaïque allait révéler au monde, et que Freud allait traquer dans « Moïse et le monothéisme » : ce père-là est celui qui ne fait qu’exiger son dû, ici de toute jouissance, et que répudier qui n’y consent, sans atermoiement ni négociation aucune, car c’est celui qui va sacrifier Moïse, son prophète.

Conclusion

En somme, il y a peut-être là comme « proton pseudos »mais de Freud, qu’il voile lui-même si longtemps, même s’il est révélé dans une petite note de bas de page. Peut-être ce premier mensonge est-il celui-là même qui allait ouvrir sa recherche au long cours, et qui nous permet de lire une tripartition de la fonction du père, et non une opposition binaire de présence-absence, Imaginaire et Symbolique.

Freud a menti certes, mais sans doute parce que c’est bien le Réel du père de sa quête, réel opaque, inintégrable, qui l’obligeait fatalement au détour et au voile des autres figures. Lacan lui, dans sa quête du Père Réel se contentera à terme d’annoncer que « … puisqu’une fois on m’a fermé le clapet au moment où j’allais parler des noms du père, je n’en parlerai plus jamais. »15

Bibliographie

—  FREUD, S. : Lettres à Fliess du 21 septembre 1897 et du 18 décembre 1892, in Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956

—  FREUD, S. : Freud par lui-même (1925), Paris, Gallimard, Folio Essais, 2003

—  FREUD, S. : L’analyse finie et l’analyse infinie (1937), Œuvres complètes, tome XX, Paris, PUF, 2010

—  FREUD, S. : Ma vie et la psychanalyse (1925), Paris, Gallimard, 1971

—  FREUD, S. : Esquisse d’une psychologie scientifique (1895), in Naissance de la psychanalyse,Paris, PUF, 1956

—  FREUD, S. : Contribution à la conception des aphasies (1891), Paris, PUF, 1983

—  LACAN, J. : Le Séminaire Livre XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964),Paris, Seuil, 1973

—  LACAN, J. : Le Séminaire Livre XVII L’envers de la psychanalyse (1970),Paris, Seuil, 1991

Dr. Élise Aurin

Docteur en psychologie

Laurent OTTAVI

Professeur de psychopathologie

Université Rennes 2.