Résumé : La concomitance de symptômes psychiatriques et addictologiques est problématique en clinique de routine. Elle fait émerger des patients « ni-ni », qui ne sont pris en charge ni par les structures de soins psychiatriques, ni par les structures addictologiques. Ceci nous semble liée à une approche causale dans le raisonnement clinique des praticiens, dont le modèle est la pharmacopsychose. L’approche clinique des situations de double diagnostic nécessite une mise en suspens du jugement causal du praticien sur les troubles pour la mise en place de soins intégrés et non plus séquentiels.
Introduction
La prise d’une substance et sa concomitance avec des symptômes psychiatriques est un fait clinique problématique. Comment l’expliquer ? Est-ce un effet de la substance sur la maladie psychiatrique ? Ou l’inverse ? Par où commencer la prise en charge ? Par des techniques de soins en psychiatrie ? Mais si la prise de substance « cause » le trouble psychiatrique, alors il faut d’abord arrêter la consommation ? Aussi l’arrêt ou la diminution de la consommation de substance ne semble alors pas rentrer dans les cadres habituels des techniques de soins psychiatriques.
La concomitance de troubles psychiatriques et addictologiques est un fait épidémiologique. Schématiquement, présenter un trouble psychiatrique rend la présence d’une addiction plus probable que dans la population générale. Schématiquement : présenter un trouble bipolaire est associé à un risque de prise de toxique cinq fois plus grand que dans la population générale ; 4 fois plus grand pour la schizophrénie. Nous avons regroupé sur les tableaux 1 à 4 une synthèse des études les plus marquantes dont les mesures sont sur une année ou la vie entière.
Tableau 1 – Prévalence de trouble psychiatrique dans le cadre d’une addiction aux opiacés ou cocaïne et en population général (Lev-Ran et al. – 2013)
Tableau 2 – Comorbidité addictive et trouble dépressif
Tableau 3 – Etude NESARC portant sur la fréquence des troubles psychiatriques chez les patients dépendants du cannabis
Diagnostics DSM-IV | 12 mois | Vie entière | |||
Troubles de l’humeur | Troubles dépressifs | 18 % | 48,2% | 25 % | 60,5% |
Troubles bipolaires I | 23 % | 24 % | |||
Troubles bipolaires II | 3 % | 7 % | |||
Dysthymie | 7 % | 10 % | |||
Troubles anxieux | Attaques de panique | 11 % | 43,5% | 22,5 % | 48,5% |
Phobies sociales | 16 % | 21 % | |||
Troubles anxieux généralisés | 18 % | 21 % | |||
Troubles de la personnalité | 61% |
Tableau 4 – Méta-analyse
Type d’étude | Méta-analyse de 35 études (sur 4804), 11 études psychose – cannabis |
Taux d’augmentation du risque de psychose au cours de la vie entière | 40% (OR = 1,41; IdC 95%: 1,20 – 1,65). |
Taux d’augmentation du risque de psychose vie entière chez les plus fort consommateur | 50 à 200% (OR = 2,09; IdC 95%: 1,08 – 6,13). |
Mais pour reprendre notre questionnement, est-ce que ce n’est pas finalement la prise de substance qui favorise l’émergence de troubles psychiatriques ? Sur un plan épidémiologique, cette concomitance amène à des généralisations mesurées sur ces phénomènes. On constate une co-occurrence ou des phénomènes simultanés, rien de plus. Ceci n’est pas le cas dans un raisonnement clinique de routine. Cela pose problème et c’est ce que nous tenterons d’éclaircir.
Méthode
Nous tenterons de montrer que le clinicien est pris dans ce que nous nommerons un « jugement causal ». Ce jugement limite les possibilités thérapeutiques. Nous tenterons de clarifier ce jugement en revenant d’abord sur les définitions du concept d’addiction par rapport à celui de toxicomanie. Puis sur la notion de comorbidité et ses synonymes. Cette notion amène à mettre en suspend le jugement causal du praticien pour une position plus modeste de « recherche d’hypothèses causales en fonction de différents modèles ». Nous concluons sur la possibilité d’une prise en charge de ce problème complexe via un programme de soins intégrés, une fois le jugement causal mis en suspens.
1/ La toxicomanie et la pharmacopsychose
Le concept de toxicomanie renvoie aux descriptions des « fureurs sous toxiques » et à un « fléau social ». Il décrit les symptômes de la folie produit par les toxiques. La pharmacopsychose apparait comme le modèle le plus pertinent pour rendre compte de l’effet pathologique et causal d’une substance sur le mental. Il y a une cause, le produit, qui entraîne un effet, la psychose. La preuve est forte car si on enlève la cause, le produit, les effets (les symptômes psychotiques) disparaissent. Le concept de toxicomanie renvoie également à une approche sociologique de la prise de substance en termes de trajectoire de vie, de forme de vie au quotidien liée à la recherche de produits.
Le concept d’addiction ne se réduit pas à cette approche. Il exclut la dimension judicaires du comportement et inclue les symptômes de dépendances au produit. L’addiction est considérée dans une approche dimensionnelle, avec une échelle graduée de sévérité. Selon le DSM-5, par opposition au DMS-4 qui avait fait le choix d’une approche catégorielle, sa définition est centrée sur les critères cliniques du sevrage et du craving.
2/ Qu’est-ce que la comorbidité ?
La comorbidité est synonyme de double diagnostic, pathologie duelle ou trouble cooccurrent. Son utilisation consiste à repérer deux ou plusieurs entités morbides, les décrire et les évaluer, sans préjuger au départ du lien de causalité initial.
Le lien de causalité est donc mis en suspens dans la démarche du jugement du clinicien. Il peut l’imaginer de manière rétrospective et comme une hypothèse issue de plusieurs modèles possibles. Ces modèles ont une valeur heuristique et pronostique parce qu’ils permettent de répondre à certaines questions utiles pour le cas du praticien mais ils n’ont pas de valeur de vérité. Ils peuvent être issus du champ épidémiologique, psychopathologique ou cybernétique.
2.1/ Des modèles théoriques épidémiologiques (Lehman et al 2009 ; Grella et Al 1996) :
- Le trouble psychique est primaire et l’addiction séquellaire
- La conduite addictive est primaire et les troubles psychiatriques séquellaires
- Les deux troubles sont primaires et indépendants
- Les deux troubles sont le résultat d’une même cause sous-jacente
- Le trouble psychiatrique est modifié par l’addiction
- Le trouble psychiatrique et le trouble addictif se lient pour former une « néo-pathologie »
2.2/ Des modèles psychopathologiques de l’addiction dans le trouble bipolaire (Gorwood, 2008) :
- L’addiction est un symptôme du trouble bipolaire
- L’addiction provoque le trouble bipolaire
- L’addiction est une tentative d’automédication du trouble bipolaire
- L’addiction et le trouble bipolaire partagent des facteurs de risques communs
2.3/ Un modèle de causalité circulaire
Tableau 6 Liens entre addictions et troubles psychiatriques : causalité circulaire (Pani et al. 2010)
2.4/ L’intérêt du concept de double diagnostic pour le raisonnement médical
Lors d’une évaluation clinique, avoir en tête un double diagnostic permet de réduire le retard de dépistage des pathologies, d’effectuer un bilan diagnostic qui permet un accès aux soins psychiatriques et/ou addictologiques. Il y a un effet direct sur la trajectoire des patients. Sans interventions concertées, on observe une aggravation des symptômes de la pathologie, des complications (suicide, passage à l’acte), une mauvaise observance thérapeutique, des passages itératifs aux urgences, une augmentation des accidents de la voie publique et des prises de risques, une diminution de la durée de vie.
Il existe une fréquence plus élevée des doubles diagnostics dans les populations hospitalisées. Ce mode de raisonnement a des conséquences sur la description de la clinique avec l’apparition de formes atypiques nouvelles, des formes mixtes, des symptômes plus bruyants et des passages multiples au SAU. Cette clinique des formes mixtes ou atypiques est évolutive avec les nouvelles molécules psychoactives consommées (ex : NPS)
3/ une implication clinique dans l’organisation des soins : un modèle intégratif et non plus séquentiel
Deux possibilités mais des soins coordonnés sur les deux dimensions à la fois (cf tableau 7). Soit intégrer des systèmes : les soins sont effectués par deux équipes différentes qui travaillent ensemble. Soit intégrer des programmes : une même équipe intègre les soins addictologiques et psychiatrique. Ceci diffère de ce qui est fait habituellement et de manière séquentielle : d’abord l’approche addictologique puis psychiatrique (ou l’inverse) (Benyamina, 2014).
Tableau 7 – Programmes intégratifs
- Sur plusieurs années
- Personnel formé :
- aux techniques de motivation au changement
- aux techniques de groupe
- aux techniques de résolution de problèmes et d’affirmation de soi
- aux techniques de maintien de l’abstinence et de prévention des rechutes (M.Reynaud et coll)
- Principes des traitements intégrés
- Un clinicien référent (psychiatre, addictologue)
- Empathique, disponible et accessible
- Privilégier mise en confiance, compréhension et l’apprentissage
- Adopter une perspective de guérison.
- Stades de changement progressif planifier une continuité des soins
- Approche par étape : en phase avec le stade de changement
- Approche globale bio-psycho-sociale : problèmes de santé, familiaux, professionnel, légaux et sociaux
- Utiliser les réseaux de soutien
Conclusion
Chez un patient qui consulte, soit un psychiatre, soit par l’entrée de l’addictologie, la concomitance de symptômes psychiatriques et en lien avec une addiction est problématique en clinique de routine. Elle fait émerger des patients « ni-ni », qui ne sont pris en charge ni par les structures de soins psychiatriques, ni par les structures addictologiques. Ceci nous semble en partie liée à une approche causale dans le raisonnement des praticiens, dont le modèle de cette concomitance est la pharmacopsychose.
L’approche clinique des situations de double diagnostic nécessite une mise en suspens du jugement causal du praticien sur les troubles. La mise en place de soins intégrés nécessite de développer des compétences particulières qui ne se limitent plus à l’entretien individuel et la prescription médicamenteuse.
Bibliographie
- Benyamina A. et al, Addictions et comorbidités Dunod, 2014
- Compton W.M, Conway K.P, Stinson F.S, Grant D.F, Change in the prevalence of major depression and comorbid substance use disorders in the United States between 1991-1992 and 2001-2002, The American Journal of Psychiatry, December 2006, Vol 163 Nub 12, 2141-2147
- Grella C, Background and overview of mental health and substance abuse treatment system : meetings the need of women who are pregnant and parenting, Journal of Psychoactive Drug, 1996, 319-343
- Gorwood P, LeStrat et Wohl M, Comorbidité addictives des troubles bipolaires, L’Encéphale Supplément 4, 2008, S138-S142
- Hasin DS et al. correlates, disability, and comorbidity of DSM-IV alcohol abuse and dependence in the United States: results from the National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions. Archives of General Psychiatry. 2007;64:830–842
- Lehman A et al 2009, Understanding the importance of organizational and system variables on addiction treatment services within criminal justice setting, Drug and Alcohol Dependence, vol 103, suppl 1, August 2009, S91-S93
- Lev-Ran et al, Exploring the Association between Lifetime Prevalence of Mental Illness and Transition from Substance Use to Substance Use Disorders: Results from the National Epidemiologic Survey of Alcohol and Related Conditions (NESARC), The American Journal on Addictions, 22 – 2013, 93–98.
- Merammani I, et al., Dual Diagnosis Heroin Addicts. The Clinical and Therapeutic Aspects, Heroin Addiction and Related Clinical Problems, 2003, 5, (2), 7-98
- Pani et al. Delineating the psychic structure of susbtance abuse en addcitions : should anxiety, mood and impulse-controle dysregulation be included, Journal of Affective Disorders Vol 122, issue 3, Mai 2010, 185-197
- Rahioui M et al., Les soins intégrés in Benyamina A, Addictions et Comorbidités Dunond 2014 pp.315-330
- Reynaud M, Addiction et psychiatrie, Ed Masson, 2005
Yves Edel
Praticien hospitalier, psychiatre, Unité d’Addictologie Hospitalière
ECIMUD, Groupe Hospitalo-Universitaire Pitié-Salpétrière, 40 Bd de l’Hôpital 75013 Paris
Auteur référent : yves.edel@aphp.fr
Frédéric Advenier
Praticien hospitalier, psychiatre
Fondation l’Elan Retrouvé, 55 rue de la Folie Regnault 75011 Paris