Résumé.
Dès le XIXe siècle certains psychanalystes post freudiens considèrent le jeu (game, gambling) comme une addiction, notamment Otto Fenichel qui s’appuie sur Thérèse Benedek, laquelle reprend des idées d’Edward Glover. Le jeu (play) étudié par Winnicott est autre chose mais l’intérêt que lui a porté Freud concerne aussi le développement de l’enfant à l’adulte, donc le développement de l’appareil psychique. Nous étudions ici comment le jeu concerne l’objet psychique, rendant ainsi à la notion d’objet toute sa problématique psychanalytique, c’est à dire sa matérialité langagière.
Introduction
On pourrait dire que le jeu a pris une place importante dans nos sociétés. Il faut jouer ! Il faut rire, s’amuser. Il n’est qu’à regarder les publicités, tous joyeux ! Aussi au cours des infos nous apprenons – en nous amusant ! – que l’on apprend mieux en s’amusant… Dans la presse locale il y a peu je découvre une page entière sur une nouvelle façon d’apprendre le piano ! Nouvelle ? Je n’ai rien lu de tel ; simplement il faut rigoler en jouant… en jouant du piano. Trouver des jeux avec le piano. Faire des jeux en pianotant ! On n’apprend plus le piano, on utilise le piano dans des jeux. C’est là la subtile ruse. Ruse du jeu, la ruse, qui est un des concepts de la théorie des jeux. Mais pour moi hélas même en rigolant, tenir un ostinato de la main gauche dans sa rythmique, avec les voicings, les variations harmoniques à la main droite restent toujours assez hard !
Sommes nous vraiment devenus une société des jeux, des loisirs comme l’indique Neil Postman dans son ouvrage « Se distraire à en mourir », préfacé par Michel Rocard ?… Cet ancien professeur des medias aux Etats-Unis « montre que pour l’essentiel les medias agissent moins en fonction des contenus qu’ils transmettent qu’à travers la forme de cette transmission : celle de programmes qui visent essentiellement le divertissement. » Il rappelle « que la construction de l’espace public démocratique fut étroitement liée à la diffusion de l’écrit, et montre comment la concurrence que lui fait le divertissement audiovisuel ruine progressivement cet espace public de discussion au profit d’un espace public voué à la distraction, où tout se vaut »1.
Je vais rapidement expliciter mon titre, qui est critique dans les appellations, contrôlées ou pas. De même je vais botter en touche du fait de mon sujet pour ce qui concerne l’Ordre thérapeutique aujourd’hui – tout traiter tout « guérir ». Qui peut en effet se targuer de guérir facilement les joueurs ? Quelle méthadone du jeu ? – Je vais aussi nuancer ce qui concerne la discussion : la chimie (l’alchimie pour rendre hommage à L’Alchimiste de François Perrier psychanalyste !) des drogues induit-elle ou apaise-t-elle ou est-elle « réclamée » par une pathologie mentale ? Les trois mon capitaine !
I
Il ne suffit pas de dire qu’il n’y a « pas de drogue » ici, le jeu est une drogue, mais quel en est l’objet ? Allons plus loin. Quelle est la limite entre joueur et joueur pathologique ? Si ce n’est ce que nous connaissons, que le pathos tient à cette contrainte, à son intensité, sa temporalité, à la permanence de la prise, de s’adonner (ad-diction) psychiquement et matériellement à cet objet. Ce qui ne suppose ni généralité ni scientificité ! Nous dirons : à ce qui donne lieu à la plainte, celle du joueur ou de son entourage ou autre, éventuellement à ce qu’il demande lui à « être interdit » ! « LE » joueur, le vrai, n’est-il pas toujours dans le pathos, celui de l’addiction ? « Contrainte par corps certes pour qui n’a pas payé sa dette », dixit Joyce Mc Dougall dans les années 1973 – et autant la repérer cette dette comme dette de jeu pour m’appuyer sur Jean Oury et Armando Verdiglione (voir plus loin) – mais surtout obsession, même plus, tyrannie, voire persécution. Objet persécuteur (dixit Charles Melman), qu’il soit héroïne, femme, homme, roulette baccara bandit manchot, relation alimentaire, chacun de ces objets peut-être avec ses propres spécificités. Ce qui reprendrait les études de Psychiatrie Classique, notamment celles de Gilbert Ballet lorsqu’il parle pour ces addictions de « poussé à… ». Poussé à boire dipsomanie, à manger sitiomanie, poussé à voler kleptomanie, à l’incendie pyromanie, à la recherche du mot onomatomanie… Et : poussé à acheter oniomanie, et à jouer cubomanie…
Je rends hommage à Marc Valleur, et à mon ami Christian Bucher, coauteurs du Que sais-je? sur « Le jeu pathologique », et chez Armand Colin, pour leur somme théorico clinique dans laquelle sont mentionnés des critères, par exemple ceux de Bergler, qui distingue ainsi ce qui serait « le pathologique ». Je renverrai également à notre ouvrage « Jeu, dette et répétition » dans lequel nous avons tenté une esquisse non pas de « la » psychopathologie du joueur mais de la logique du jeu. C’est ici que nous rencontrons Freud et Lacan, d’une superbe manière. Dans cet ouvrage il y a des interventions du Professeur Christian Schmidt, grand théoricien des jeux, sur lequel nous nous sommes appuyés pour l’histoire et la logique justement.2 Il y a également un des premiers textes psychanalytiques sur le jeu, un des premiers avec les études de René Tostain, celui de Charles Melman « Jeu normal et pathologique. Remarques psychanalytiques », daté de 1963.
Mais je suis passé du jeu en général aux jeux de hasard. Tout est dans la langue. Il faut noter bien sûr la question du vocabulaire, vague ou précis selon. La langue anglaise nous aide ! Play (activités ludiques désordonnées, nous retrouvons ici l’espace de Winnicott), game (jeux établis avant tout sur des règles, cadre fondamental des jeux de hasard et d’argent par exemple, le gambling leur correspondant le plus souvent). Mais aussi le vocable ancien utilisé par Roger Caillois, paidia (jeu désordonné), agon (jeux de compétitions chez les grecs) et ludus (jeu réglé) peut nous interroger justement sur cette question du ludique : le jeu appartient-il toujours au ludique ? Il est intéressant de noter que le mot « éluder » est de cette même famille3, du latin ludere, lusus « jouer », ludus « jeu ». Allusion « effleurer comme en jouant », eludere « se jouer de, esquiver » ; Voir même illudere « railler » puis du bas latin « tromperie, illusion ». J’aime bien ce rapprochement étymologique. Nous ne sommes pas loin de « l’ à coté », de « l’Autre monde du jeu », entrez dans le casino, lumières, vives et tamisées, cliquetis, ambiance, seul et au milieu des autres, « on est d’emblée ailleurs », et pourtant cela fait parti de la vie, de la réalité ! Un coin de Paradis et d’Enfer. L’enfer du jeu. Le mot « jeu » est de la famille du latin jŏcus « plaisanterie », joke, joker. Mais l’étymologie n’est pas tout : le jeu, une plaisanterie, est-ce toujours ludique ? L’allusif est-il toujours amusant ? Freud ne s’y trompait pas. Le jeu c’est sérieux ! Et le contraire du jeu donc n’est pas le sérieux disait-il, c’est la réalité ! C’est dans ce très beau texte peu connu « Le créateur littéraire et la fantaisie ». Au début Freud parle de l’enfant qui se comporte comme le poète, il se crée un monde propre dans lequel « il engage de grandes quantités d’affect » « Ce serait un tort de penser alors qu’il (il s’agit ici de l’enfant qui joue) qu’il ne prend pas ce monde au sérieux » « L’opposé du jeu n’est pas le sérieux mais… la réalité ». Les traducteurs mentionnent que « Freud joue – c’et le cas de le dire – d’une ressource de la langue allemande qui n’a pas d’équivalent en français ». Freud, dont le texte parle de littérature et de jeu, de création, s’appuie sur le mot Spiele (jeux) : Lustspiel (comédie), Traurspiel (tragédie), et la personne qui les représente, de Schauspieler (acteur)… ». Donc Lust « plaisir », « amusement », Trauer « deuil », Schau est une racine qui signifie « voir », « regarder » En français nous disons jouer un rôle, une pièce, la comédie… L’anglais appelle une pièce de théâtre : a play». La remarque de Freud est intéressante « … le langage a conservé cette parenté entre jeu enfantin et création poétique, lorsqu’il parle des dispositifs littéraires qui ont besoin d’être étayés sur des objets saisissables, qui sont susceptibles de représentation… ». Le texte de Freud évoque ce passage du jeu enfantin, avec des jouets, une matérialisation, à la poésie où le jeu est dans la langue.
Alors, « comportemental » ? J’avais été surpris lorsque que je donnais un cours à l’université de Nantes de visiter le service du Professeur Venisse. Le service était divisé en deux – bipartition, bipolarité… – les toxicomanies d’un coté, les « addictions » dites « comportementales » de l’autre. Je ne comprenais pas vraiment bien l’affaire. Les toxicomanies n’étaient pas « comportementales » ? Et, à l’instar de mon « patron » de l’époque seul l’objet « concret » – drogue, médicament – définissait-il les toxicomanies ? Bien sûr j’étais déjà scotché par ce pas décisif qu’avait fait Fenichel en l’année 1945 en parlant de « toxicomanies sans drogues ». Il s’appuyait d’ailleurs en partie à l’époque sur l’observation d’une patiente âgée de 26 ans, toxicomane et ayant de sérieux troubles des conduites alimentaires, observation réalisée par une autre psychanalyste, hongroise, de l’époque, en 1936, Thérèse Benedek (elle-même se référent à Sandor Rado, 1926). En fait Christian Bucher et Marc Valleur signalent dès 1929 l’intérêt de deux psychiatres, Dupouy et Chatagnon qui assimilent la passion du jeu à une forme de toxicomanie, notamment la morphinomanie. Bucher et Valleur les citent : « Il joue pour gouter le choc émotif que donne le « coup », et plus celui-ci est gros, plus celui là est intense. Il ressemble au toxicomane qui, son éducation faite du toxique, ne désire plus que la sensation, la vibration spéciale que lui procure sa drogue ».
Mais encore plus loin, avec son sens clinique remarquable et remarqué4, Freud n’écrivait-il pas dans sa lettre à Fliess, le 11 janvier 1897, à propos d’un dipsomane : « La dipsomanie s’était produit par renforcement (ou plutôt par substitution) d’une pulsion venue remplacer la pulsion sexuelle associée (le même phénomène avait probablement lieu pour la vieille F…. pour la passion du jeu)… !
Si le jeu est une passion, c’est du sérieux, et si le contraire du jeu est la réalité, ne rejoint-on pas là un accrochage ente individuel et social ? Qu’en est-il de l’interrogation quant à la priorité de l’induction, pathos et jeu ? Ce ne sont sans doute pas les mêmes personnalités qui jouent au bandit manchot ou au baccarat, ou au poker en ligne ( ?). Le maintien de la réalité dépend sans doute de la personnalité de chacun, mais elle a aussi une dimension sociale. Et Bucher de citer Karl Abraham (1916) : « La tendance aux dépenses inconsidérées est le fait de névrosés vivant dans un état de dépendance infantile permanente à l’égard de leurs parents, présentant des troubles de l’humeur ou de l’angoisse dès qu’ils s’en éloignent. Les patients affirment eux-mêmes que la dépense d’argent soulage leur angoisse ou leur humeur ». Je dirai pour ma part qu’il y a transfert, transfert de fonds ! Car les dépenses excessives, comme toute addiction à des moments différents, suscitent aussi de l’angoisse et des variations d’humeur. Et je reprendrai mon évocation du début, les analyses de Jean Oury et d’Armando Verdiglione, en citant simplement cette phrase : « L’inscription de la drogue se meut le long d’un vain effort en vue de donner un nom à la perte ». Ceci est plus explicite avec le propos – conjoint ? – de Jean Oury : la toxicomanie, c’est « se donner à soi-même quelque chose en plus », cet « en plus est un manque ajouté ».
II
Cet aspect de la perte, du gain et de la perte, du manque ou des manques – impair passe et manque - m’amène à Lacan. Très tôt Lacan s’est intéressé à la stratégie des jeux et souvent il en a parlé dans ses séminaires. Dans le séminaire sur la Lettre volée dans les « Ecrits » bien sûr aussi. Dès les premiers séminaires du début des années 50 il en parle, s’intéressant dans le séminaire II par exemple à la cybernétique. Il est très clair dès ce départ que c’est l’aspect combinatoire des éléments qui l’intéresse dans la stratégie de jeux (stratégie qu’il préfère appeler « stochastique », en référence à l’aspect conjectural auquel il associe la psychanalyse comme science s’il le fallait). Ceci parallèlement à ses appels à la linguistique de de Saussure et au structuralisme de Lévi Strauss5. Il est en cela très freudien : Freud n’écrivait-il pas, à propos des procédés techniques du mot (jeu) d’esprit : « Des combinaisons, dont le nombre apparaît à priori comme incalculable, permettent d’employer dans une phrase le même mot ou le même matériel verbal, en jouant sur la multiplicité de leur sens » (citant Jean Paul, dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, 1905). Par ailleurs, Lacan s’appuie souvent, en y consacrant des pages entières, sur Blaise Pascal, sur le célèbre « pari de Pascal » mais aussi à propos de la règle des partis et également du triangle de Pascal6. Il donne à Pascal, qu’il apprécie grandement, une importance quasi identique à celle qu’il établit pour Descartes. Celui-ci pour la dimension du sujet, de la science et de son sujet, celui de la psychanalyse. Et celui-là, Pascal donc, pour l’objet. Il est important de savoir à ce propos que pour Lacan la mise dans un jeu, dans un jeu à somme nulle, peut être dite représenter l’objet a, l’objet perdu. Il reprend par ailleurs ce mot de Pascal « engagez-vous », pariez vous n’avez rien à perdre, radicalisant ce conseil au fait que de toutes façons nous sommes engagés. Engagés dans les chaines signifiantes, qu’on le veuille ou nom !
Le joueur joue-t-il pour gagner ? C’est le pari des comportementalistes qui rééduquent les joueurs, jouant avec eux dans le virtuel. C’est un peu court comme départ ! Gagner oui mais quoi ? Et c’est ici que cette question du comportement et de l’objet se spécifie pour les psychanalystes. Déjà dans ce séminaire II dans la conférence Psychanalyse et cybernétique ou de la nature du langage, le 22 juin 1955, nous pouvons lire (il y parle déjà du triangle de Pascal) : « Dans le jeu de hasard sans doute (l’homme) va éprouver sa chance, mais aussi il va y lire son sort. Il a l’idée que quelque chose s’y révèle, qui est de lui, et, dirais-je, d’autant plus qu’il n’a personne en face de lui. » Mais cependant il dit plus loin « L’homme appelle-t-il, cherche-t-il quelque chose dans le jeu de hasard – et aussi bien dans les calculs qu’il lui consacre… ? » Seul, avec un partenaire, avec un Autre ? Là est la question de la mise et de ce qu’il en attend. Car la notion d’attente, qu’il reprendra plus tard, est fondamentale. « Depuis toujours, l’homme a cherché à conjoindre le réel et le jeu de symboles ». Dans la règle des partis de Pascal Lacan est fasciné par la possibilité d’une évaluation de la rencontre – la tuchè. « Une succession de coups est la forme la plus simple qu’on puisse donner de l’idée de la rencontre. Tant qu’on n’est pas arrivé au terme de la suite des coups prévue par la convention, quelque chose est évaluable, à savoir la possibilité de la rencontre comme telle ». Pascal a donné la démonstration de cette évaluation, anticipant la découverte des probabilités. Et Lacan jubile : « A la science de ce qui se retrouve à la même place, se substitue ainsi la science de la combinaison des places en tant que telles. Cela, dans un registre ordonné qui suppose assurément la notion de coups, c’est-à-dire de scansion.
Tout ce qui, jusque là, avait été science des nombres devient science combinatoire ». Et il mentionne que cette « science des combinaisons de la rencontre scandée », sortie des jeux de hasard, intéresse en tant que théorie « toutes les fonctions de notre vie économique, des monopoles, la théorie de la guerre. Tout cela est lié « à l’attente de l’homme ».
Ces jeux du symbole passionnent Lacan. Dans ce même séminaire II, dans la leçon du 26 avril 1955 il dit que « jouer, c’est poursuivre chez un sujet une régularité présumée qui se dérobe, mais qui doit se traduire dans des résultats par un rien de déviation de la courbe des probabilités. » Le sujet prend place dans ces représentations, ces organisations symboliques, « il est lui-même un élément dans cette chaîne qui, dès qu’elle s’est déroulée, s’organise suivant des lois. Ainsi le sujet est-il toujours sur plusieurs plans, pris dans des réseaux qui s’entrecroisent ».
Dans le séminaire l’Objet de la psychanalyse (1965-1966) Lacan reprend la question des jeux dès cette première fameuse leçon, le 1er décembre 1965. « La théorie des jeux, mieux dite stratégie (je rappelle qu’il dira à un autre moment stochastique pour faire valoir son aspect conjoncturel), en est l’exemple (Lacan parle des « sciences autrement valables » que celles qui s’appuient sur « l’illusion archaïque de psychologisation du sujet »… » ! En faire l’économie « n’entrave pas la fécondité »), où l’on profite du caractère entièrement calculable d’un sujet strictement réduit à la forme d’une matrice de combinaisons signifiantes ». Il passe ensuite à la linguistique, « plus subtile…liée cette fois au sujet qui parle.
Pour Lacan le pari de pascal est un acte. Ce n’est pas une conduite ; il « se situe en tant qu’acte au niveau de ce qui est constituant du sujet » (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse ; leçons du 22 avril 1964, et du 5 février).
Mais ce sont les leçons des 2 et 9 février de l’Objet de la psychanalyse qui livrent la reprise du pari pascalien par Lacan avec ses développements. Il réitère : un pari c’est un acte, cela emporte une décision, c’est un acte en tant que tel. Une décision est remise à une cause idéale, laquelle ici s’appelle le hasard. La mise est perdue pour être misée, mais il y a un enjeu, cette mise, cet enjeu est le rien de Pascal dans le pari. Et c’est là l’enjeu du jeu. Ce qui est engagé dans le risque du jeu de hasard, « ce qui est à l’horizon subjectif de la pulsion du joueur est ceci qu’au terme de l’acte, il faut qu’il y ait acte de décision, au terme de ceci dont il faut d’abord qu’un certain cadre signifiant ait défini les conditions… L’équivalent de ce qui est toujours engagé comme rien, puisque la mise est là pour être perdue, qu’elle incarne, pour tout dire ce que j’appelle l’objet perdu pour le sujet, perdu dans tout engagement dans le signifiant, et qu’au delà une autre chaine supposée être signifiante d’un autre ordre du sujet, livre quelque chose qui ne comporte pas l’objet perdu, de ce fait, dans la séquence réussie, nous le rend. Tel est le principe pur de la passion du joueur.
Le joueur se réfère, dans un certain au-delà qui est celui que définit le cadre du jeu, se réfère à un mode de rapport autre du sujet au signifiant qui ne comporte pas la perte du a. C’est pourquoi il est capable, s’il est joueur, et pourquoi le déprécier si vous ne l’êtes pas, vous n’avez aucun doute sur les témoignages les plus importants de la littérature qu’il y a là un mode existentiel et que si vous ne l’êtes pas, ce que j’espère bientôt vous montrer, comme fait Pascal qui vous dit que vous êtes, que vous vouliez ou non, engagés. » (cf. la fin de la leçon qui fait intervenir le A barré du graphe)
Enfin dans un autre séminaire, juste antérieur au précédent, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse (1964-1965) Lacan parle longuement du jeu et du joueur. Il est clair, il le dit, que « l’analyse a tous les caractères d’un jeu » (et c’est bien le sous titre que souhaitait Charles Melman pour notre ouvrage cité au début Les rapports de la cure psychanalytique avec le jeu !). Ce rapport n’a qu’un seul sens dit Lacan dans la leçon du 19 mai 1965, c’est l’attente. « Le sujet attend sa place dans le savoir ». A ce moment et dans son élaboration concernant le sujet, le sexe et le savoir Lacan donne le jeu comme substitution, comme simplification à la dialectique de ces trois termes, comme quelque chose qui l’institue en système clos, tenu par une règle.
« Le jeu est toujours du rapport d’une tension, d’un éloignement par où le sujet s’institue à distance de ce qui existe déjà quelque part comme savoir ». Le sujet a en face un sujet, un Autre qui « tient les billes », qui a dans sa main les cartes, le savoir. La passion du jeu surgit dans ce rapport au savoir en attente. Cet enjeu masque le risque, et c’est bien la base du calcul des « espérances des joueurs ». Pour Lacan, l’impossible à savoir sur le sexe, perdu dans la mise en place de la règle du jeu, « se rabat dans le jeu parce qu’exclu de cet impossible et devient la pure et simple réalité de l’enjeu ».
Dans les différentes « définitions », élaborations que donne Lacan ici du jeu et du joueur il y a toujours cette esquive, et cette substitution d’une réalité par cette autre, dont il tente de donner les rouages, ceci en « analogie » avec la cure analytique, selon les rapports d’un sujet – c’est à dire effet de la chaine signifiante – avec cette chaine signifiante et un objet dont la mise pourrait ne pas être perdue ce qui comme rencontre le situerait enfin ; un enfin toujours à repousser car malgré tout impossible7, mais un enfin comme ayant trouvé chez l’Autre son propre chiffre.
« Ce qui supporte toute activité de jeu c’est ce quelque chose par quoi le joueur se fait lui-même le déchet de quelque chose qui s’est joué ailleurs, le ailleurs à tout risque, le ailleurs où il est tombé du désir de ses parents, et là précisément, le point dont il se détourne en allant chercher, à l’opposé, ce rapport d’un sujet au savoir ».
Le jeu, comme toute toxicomanie ? (addiction,), serait détournement et substitution. Masque, écran, couverture, et, comme l’évoquait Freud déjà dans sa lettre à Fliess en 1884, pulsion ajoutée ou substituée à la pulsion sexuelle défaillante.
Le jeu « est la forme propice, exemplaire, isolante, isolable de la spécification du désir, le désir n’étant rien d’autre que l’apparition de cet enjeu, de ce a qu’est l’être du joueur, dans l’intervalle d’un sujet divisé entre son manque et son savoir. » Le joueur intervient lui-même comme enjeu au titre de ce petit objet, ce résidu…
Enfin « le propre du jeu c’est que, avant qu’on joue personne ne sait ce qui va en sortir ! C’est là le rapport du jeu au fantasme. Le jeu est un fantasme rendu inoffensif et conservé dans sa structure ».
Conclusion
Le jeu n’est pas sans objet. Freud indiquait la main – « avoir la main » ? – dans son texte sur Dostoïevski et avec la lecture de Stefan Zweig, Vingt quatre heures de la vie d’une femme. Si l’on peut dire que les addictions sont des conduites et non un symptôme constitué, le jeu, tout du moins parier, à suivre Lacan est un acte. Il engage le sujet en sa décision. S’il s’agit de courir après une chaine (…) qui donne le bon chiffre, que dire de la multiplication des jeux dans cet espoir si ce n’est espérance savamment calculée ou calculable ? L’insatisfaction quant à la donne originelle qui est celle du sujet m’a fait penser à ces marques du corps, qui sont souvent tentatives de réappropriation de celui-ci. Le psychanalyste n’a pas à ré éduquer, mais par son écoute il resitue, certes avec difficulté, les choses dans la matérialité du langage.
Bibliographie :
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