Histoires de casquettes

Résumé

Le Service d’Aide à l’Insertion Professionnelle des Personnes Handicapées est un service médico-social accompagnant des personnes en situation de handicap psychique autour de la question du travail. Avant que ne puissent s’engager des démarches pratiques vers la recherche d’un emploi, c’est tout un mouvement de mise au travail des représentations de soi qui s’opère dans le cadre d’un accompagnement, mettant en lumière l’importance des identités sociales – les « casquettes » –,  dans leurs dimensions aliénantes comme étayantes vis-à-vis de la reconstruction subjective des personnes reçues.

Introduction : quelles casquettes ?

« Avoir plusieurs casquettes », c’est avoir plusieurs fonctions, ou rôles. L’expression fait référence aux casquettes qui vont différer selon les uniformes. Dans la Marine par exemple, la casquette des officiers va permettre d’identifier la fonction d’un individu selon un grade en un coup d’œil. On reconnaît le capitaine aux quatre galons visibles sur sa casquette, là où la casquette du lieutenant en possède trois. Le matelot va porter, lui, un couvre-chef encore bien distinct : le bachi, sorte de béret blanc avec un pompon rouge.

On entendra donc par casquette quelque chose qui fait signe vers une identité sociale. Une identité professionnelle notamment, mais pas uniquement. Ce terme « d’identité sociale », je l’emprunte à la sociologie, c’est ce qui signifie l’appartenance d’un individu à des groupes sociaux : un corps de métier, une région, une religion, etc. Chaque sujet se situe dans le champ social en référence à son appartenance à plusieurs groupes. Les identités sociales, les casquettes, c’est la manière dont les individus s’identifient entre eux et par eux. La manière dont ils peuvent occuper une fonction, un rôle social, ou y être assignés.

Au SAIPPH, mon travail consiste à recevoir, en tant que leur référente au sein de ce service d’aide à l’insertion, des personnes qui viennent se poser la question du travail. Dans l’espoir, en général, d’y répondre en trouvant effectivement un emploi. On pourrait imaginer ce travail sur le modèle d’une sorte de Pôle Emploi. Je recevrais une personne, qui me dirait « Bonjour, je veux être plombier ». Je répondrais alors : « Très bien, avez vous de l’expérience, des qualifications dans ce domaine ? » et je lui tendrais une liste de petites annonces en lien ou non avec sa demande initiale, selon son parcours et ce que j’ai en réserve à proposer dans ma base de données. Ce serait une manière de s’en tenir au discours manifeste. Et du coup, de considérer les personnes reçues d’un point de vue bien spécifique, les recevoir et les entendre avec la casquette « demandeur d’emploi ».

Cependant, les personnes qui viennent toquer à la porte du service – qui est un service médico-social – ont un point commun, en plus de cette question du travail. Elles portent, comme tout un chacun, de nombreuses casquettes différentes. Mais il y en a une qui leur est commune et qui fait la spécificité des personnes accueillies. Ce serait, selon l’angle que l’on adopte, « la maladie psychique », « les troubles psychiques » ou encore « le handicap psychique ». Si l’on considère « le handicap psychique », en référence à la façon dont le handicap est défini dans la loi du 11 février 2005 comme « limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive, d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant1», on peut dire qu’au SAIPPH, les personnes reçues sont dans une situation telle que, dans leur environnement, leur fonctionnement psychique et sa dimension pathologique implique une limitation d’activité professionnelle et/ou une restriction de leur participation à la vie en société, cette participation étant ici « le travailler » dont parle notamment Christophe Dejour2.

Cela implique, dans mon travail de chargée d’insertion dans une structure médico-sociale, de tenir compte de la dimension psychique, des personnes et du travail (donc de l’environnement), dans la manière dont je vais accompagner leur rencontre. La question du rapport subjectif au travail est ici centrale. Une des premières étapes de mon travail, c’est, à travers l’écoute – en individuel, en groupe et grâce au travail pluridisciplinaire dans le service – de démêler un peu de ce qui se joue derrière le discours manifeste sur le travail. C’est-à-dire, d’essayer de distinguer ce qui relève éventuellement de l’injonction, de la prescription, de l’assignation, de quelque chose qui fixe et qui fige la personne dans un rapport au monde (souvent douloureux), dans une identité sociale subie et souvent aliénante ; et ce qui relève d’une demande, soit quelque chose qui pourrait remettre les choses en mouvement, remettre la personne aux commandes de sa vie sociale. Qu’une demande puisse advenir de sous la casquette, c’est l’horizon du travail dans le service.

I. Changer de casquette : « passer du monde de la psychiatrie au monde social normal »

Pour la plupart des personnes que je reçois, la première question qui se pose c’est : comment changer de casquette ? Comment changer d’identité sociale ? Ici, cela revient à demander : Comment être autre chose que fou ? Voire même, comment être autre chose que fou-chômeur ? On est loin de la version caricaturale de la demande claire et concise du plombier-chômeur imaginaire au conseiller du pôle emploi tout aussi imaginaire. Les questionnements pratiques viendront souvent dans un second temps. L’enjeu premier, c’est, comme me le disais un usager l’autre jour, « de passer du monde de la psychiatrie au monde social normal ».

La question qui se pose alors, c’est celle de la place sociale, c’est le fait de se sentir de nouveau appartenir au groupe sociétal « normal ». Cette aspiration à la « conformité » est très présente, et nécessite d’être traitée avec une attention particulière3. Les deux casquettes portées par les usagers du service ne sont pas faciles à supporter, et il est difficile de s’en défaire. Les casquettes du « chômeur » ou du « fou »4, sont des identités sociales qui situent les sujets porteurs de ces casquettes, dans le champ social, du côté de la marge et de l’anormalité. Elles ne font pas parties des identités sociales conformes aux attentes – réelles ou supposées – et aux valeurs des groupes d’appartenances des individus (par exemple, de la famille, du milieu social d’origine…). Et elles génèrent souvent des vécus de honte et induisent une image de soi profondément dévalorisée.

Cela a des répercussions sur ce qu’il va être possible de construire comme projet professionnel, et sur sa réalisation concrète. De fait, les personnes reçues au S.A.I.P.P.H. reviennent parfois de loin, au point qu’il leur faut travailler à retisser des liens avec un monde social qui soit, sinon « normal », au moins « partageable ». Parfois, la maladie psychique a été dévastatrice sur l’ancrage social, sur la possibilité d’être en liens avec d’autres. Parfois, elle est apparue alors que la personne était très jeune, et son ancrage social en cours de construction, encore fragile.

Je pense à cette jeune femme de 28 ans, qu’on va désigner ici comme Mme Martin, qui voit des psychiatres depuis qu’elle a 14 ans à la suite d’un conflit familial qui a une valeur de trauma. Sa première rencontre avec l’équipe du S.A.I.P.P.H. est placée sous le signe de l’angoisse. Elle est anxieuse au point d’arriver avec plus d’une heure en avance pour notre entretien5. Et au point que, alors qu’elle patiente en salle d’attente, plusieurs de mes collègues passent, tour à tour dans mon bureau, inquiets de la voir si angoissée, pour m’en avertir. Dans le service, les manifestations d’angoisse en salle d’attente ne sont pas si rares, mais elles sont rarement si manifestes.

Lorsque, au début de l’entretien, je lui propose qu’elle me dise quelques mots de son projet, c’est tout un flot de paroles qui jaillit en un flux continu et diffluent, difficile à arrêter,  et dans lequel elle nous noie toutes les deux. Tout s’y mêle. Elle est tellement envahie par des histoires de conflits familiaux qu’elle ne peux pas présenter son projet en une phrase, son discours est immédiatement parasité d’éléments aussi divers que son intérêt pour la pâtisserie, les plaintes injustes des voisins envers son père, son amour et sa reconnaissance pour ses deux parents, le décès de sa grand-mère, l’émission de radio qu’elle a entendu la veille, et toutes ces choses qu’elle ne peut pas encore me dire mais qui, visiblement, menacent de la déborder en permanence. Il n’y a plus de « je » mais du « on » familial et social, une sorte de magma informe et changeant. Si bien que je ne sais pas bien de qui elle parle, et qui s’exprime quand elle parle : le père ? La mère ? La voisine ? La radio ?  Il n’y a plus de dates, de chronologie, les événements sont ramenés à leur charge émotionnelle, voire à leur dimension traumatique. L’école, c’est le temps où les problèmes familiaux ont envahi toute la scène sociale et psychique et c’est le début de l’exclusion. Elle décrit un lieu où elle se sent rejetée et jugée par ses camarades et professeurs, où elle se vit mise à l’écart, même physiquement : au fond de la classe, seule à une table. L’entreprise où elle est, plus tard, en apprentissage, c’est le lieu où on l’a traitée d’incapable, où on lui a dit qu’elle ne devrait pas travailler…Elle s’est construite à partir de là une image de soi très négative, perclue des casquettes de la bouc-émissaire et de la paria. Depuis plusieurs années, elle vit pratiquement recluse chez ses parents qui sont presque les seules personnes avec qui elle est en contact. Ses activités en dehors de chez elles sont, à peu de choses près, ses prises en charges médicales et paramédicales : psychiatres, orthophoniste… Elle décrit une socialité très appauvrie, est très méfiante des intentions des autres – des autres qui sont pour la plupart flous, imaginaires – qu’elle envisage forcément délétères. Au milieu de tout cela, la perspective du travail apparaît comme une bouteille à la mer, espoir de pouvoir un jour quitter son île familiale quasi déserte pour retrouver le continent du social, et par la même occasion, arborer une casquette moins éprouvante.

De cette première rencontre découlent de nombreuses questions. Comment  accompagner une personne dans un projet d’insertion professionnelle quand l’angoisse face à l’autre, en situation d’entretien, la désorganise au point de porter atteinte à ses capacités à même formuler un projet ? Comment engager des démarches de recherche d’emploi quand tout ce qui est situé hors de son univers familial clôt est systématiquement vécu comme dangereux, comme attaquant et rejetant ? Est-ce même possible de travailler – donc pour reprendre les mots de Christophe Dejours, de mobiliser son corps, son intelligence, sa personne, pour une production ayant valeur d’usage –, quand la pensée, l’expression et la capacité d’être en relation sont perturbées ainsi ?

Les éléments de réponses à ces questions seront nécessairement singulières à la situation de madame Martin, à la façon dont elle pourra, ou non, se saisir du service pour les élaborer.  Pour envisager quelque chose d’une insertion professionnelle, il va falloir prendre le temps de l’accueillir, notamment en groupes, de sorte qu’elle puisse, peut-être, envisager de sortir d’un hui-clôt familial dans lequel elle a peu de place en tant qu’individu, prendre le temps d’accompagner une remise en lien avec un monde extérieur qui pour le moment, lui apparaît comme très dangereux. La spécificité du travail d’accompagnement au sein du service, on le voit là, se présente dès la première rencontre. À travers le travail, c’est beaucoup d’autres choses qui sont en jeu.

II. Changer de casquette : se reconnaître soi-même dans le miroir renarcissisant du travail

La question du travail, telle qu’elle vient se poser au S.A.I.P.P.H., remet en tension le rapport à soi et aux autres tel qu’il s’est constitué au fil de l’histoire de l’individu. Je m’appuie ici sur les perspectives ouvertes par le courant de la psychodynamique du travail6. Notamment l’idée que le travail s’inscrit et inscrit l’individu dans un rapport social. Il renvoie à l’individu la question de sa place au sein de la société et participe de la construction de son identité – envisagée comme un processus dynamique jamais achevé. La manière dont un sujet se situe face au travail est un élément majeur de sa construction identitaire et a un impact sur sa santé mentale. Souvent, c’est sur lui que beaucoup s’étayent pour se dire à l’autre, pour soutenir un discours sur soi. C’est par exemple cette fameuse question quand on rencontre quelqu’un, « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? ». Cette question si anodine se révèle parfois redoutable pour les personnes que je reçois. Une usagère me disait un jour qu’elle avait tellement peur d’avoir à y répondre qu’elle ne pouvait pas rencontrer de nouvelles personnes : c’était trop  difficile de dire qu’elle ne travaillait pas et c’était trop difficile de mentir. Elle se sentait illégitime. Elle ne pouvait pas soutenir un discours sur elle-même sans s’appuyer sur ce qui pour elle faisait office de médiateur dans la rencontre avec l’autre : une identité sociale positive, une casquette professionnelle. Alors, elle s’isolait.

Le rôle du travail dans la construction de l’identité, toutes ces histoires de casquettes donc, c’est là où le bât blesse chez les personnes que je reçois. C’est par là, en tout cas, que, en entretiens, ou en groupes, la souffrance peut se dire, se formuler, se mettre en mots. Avec l’espoir que le travail vienne réparer quelque chose de cette socialité en souffrance. Cet espoir, c’est l’espoir aussi d’être reconnu, d’être enfin perçu autrement que comme fou, malade, invalide… C’est l’espoir de pouvoir soutenir, en changeant d’identité sociale, un autre regard de soi sur soi

C’est l’histoire du changement de casquette d’un monsieur Durand, qui, la quarantaine passée, n’a jamais travaillé et le vit mal. Il arrive dans le service avec la casquette de « schizophrène paranoïde ». Très discret, de « bonne famille », cultivé, il a un bon niveau de formation, un bon contact,  il s’exprime très bien et clairement. En réalité, il fait beaucoup d’efforts pour ne pas faire peser sur l’autre, dans la relation, les angoisses massives dans lesquelles il se débat depuis plusieurs décennies. Elles sont ce qui reste au premier plan de sa maladie psychique, les symptômes positifs de sa schizophrénie s’étant plutôt bien résorbés avec son traitement médicamenteux. Accompagné une première fois par le service dans un projet de réinsertion via le milieu protégé, sa motivation est très fluctuante, au point que lorsque quelque chose de concret advient – un entretien en vue d’un stage –, il annule au dernier moment. Plus le travail se rapproche et plus il recule. Il finit par demander à arrêter l’accompagnement, le travail lui apparaissant encore trop inaccessible et « au delà de ses capacités ».

Il reprend contact avec le service deux ans après. Ce n’est pas moi qui le reçois au départ, mais je reprends l’accompagnement quelques mois après son admission. Il m’explique, par rapport au premier accompagnement, qu’il n’était « pas prêt » pour le travail. Les reprises d’accompagnement sont assez fréquentes dans le service. Parfois, il faut s’y reprendre à plusieurs fois, tant la confrontation à soi-même, à un soi-même malade, défaillant, engagée par cette question du travail, est douloureuse. Pour revenir à monsieur Durand : là, désormais, il se sent prêt à travailler, à défier sa casquette de « malade incapable ». Mais ça n’est possible qu’à une condition : commencer le plus bas possible. C’est-à-dire, tel qu’il se le représente à ce moment là : faire du conditionnement dans un ESAT. Il veut effectuer, me dit-il, au quotidien, des tâches simples et répétitives, qui ne nécessitent aucune compétence particulière, aucun prérequis. Des tâches « manuelles ». Il oppose le « manuel », qu’il situe du côté du concret et de la réalité, à « l’intellectuel », au « monde des bouquins » dans lequel il a toujours trouvé refuge jusqu’à présent pour échapper à ses angoisses, et qui ne lui suffit plus. Le projet de travail, pour lui aussi, c’est la confrontation à des angoissées liées à un « monde réel » duquel il se sent très loin. Les angoisses parasitent tous ses projets. Il anticipe en permanence un monde ou tout s’écroule, où il échoue à tout ce qu’il entreprend. Toujours est-il que dans le cadre du suivi, malgré tout, il a adressé des candidatures à plusieurs ESAT dans des ateliers de conditionnement. La phase d’attente entre les envois de candidatures et les premières réponses est l’occasion d’une grande remontée d’angoisses, qu’il tente de contrôler par des défenses de type obsessionnelles. Ainsi, à chaque fin d’entretien, il tient absolument à prendre des notes pour récapituler tout ce qui s’est dit, car il a peur d’oublier, peur de réinterpréter. Il reprend en note qu’il a adressé des candidatures à tel et tel ESAT, il y a tant de temps. Combien de temps pourrait durer un stage. Qu’il pourrait, en cas de besoin, s’appuyer sur l’équipe médico-sociale de l’ESAT, etc.  Il note aussi le rendez-vous pour l’entretien suivant, mais demande à ce que je lui envoie aussi une version papier par courrier. Le genre de détails qui, répétés à toutes les sauces sur tous les aspects de son quotidien, donnent un aperçu de son niveau d’angoisse et de la place que cela prend dans sa vie. Il semble presque soulagé d’une première réponse négative. Il reçoit aussi une réponse d’un ESAT qui lui indique ne plus avoir de places en conditionnement, mais avoir plus de possibilités en entretien des locaux. Il panique un peu, ça lui semble très au delà de ses capacités, se demande s’il doit répondre, que dire ? Puis, arrive une réponse positive. Il est embauché juste après son premier stage en conditionnement dans un autre ESAT.

On pourrait croire que l’histoire s’arrête ici, mais non. Parmi les missions du S.A.I.P.P.H., il y a la question dite du « maintien en emploi », si l’usager le souhaite. Monsieur Durant demande à poursuivre l’accompagnement car il est très inquiet de ne « pas tenir » et a besoin d’être rassuré sur ses capacités à travailler. Il a aussi et surtout besoin de se ménager une porte de sortie. Il n’a jamais réussi à tenir avant. Il n’a pas l’habitude de porter cette casquette de travailleur d’ESAT et tout ce qu’elle implique, tout ce qu’elle fait bouger de sa construction identitaire et de sa position sociale. Les premiers temps, il me parle beaucoup de sa fatigue. Il a toujours des angoisses importantes, qui ont pour thème la peur de « mal faire » – un grand classique. De temps en temps, il me demande si j’ai eu des nouvelles de l’ESAT qui lui a proposé l’atelier entretien des locaux. Pourtant, il ne veut pas les relancer. Il faut que les choses suivent leur cours, doucement. Petit à petit, fatigue et angoisses sont moins prégnantes. Son discours change. Avant de travailler, monsieur Durand évitait de parler de lui car il ne pouvait le faire que sous la forme d’auto-reproches. En évoquant, en particulier, ses incapacités, sa fatigue, sa faiblesse. Ce discours dévalorisant laisse de plus en plus place à un discours d’appartenance. Désormais, son expérience professionnelle qui se construit lui permet de parler de lui comme d’un « ouvrier non spécialisé », en se soutenant d’un « nous » qui recouvre « les collègues et moi ». Il ne prend plus de notes à la fin des entretiens. Il se reconnaît des compétences techniques, la capacité à se concentrer, à tenir cette concentration, à se rappeler des consignes, des gestes, à épauler des collègues si besoin… ça y est, il a troqué sa casquette de « schizophrène paranoïde stabilisé avec persistance de symptômes négatifs et d’anxiété », une identité sociale qu’il évoquait avec une réticence honteuse, pour une casquette de travailleur, une casquette qu’il peut arborer presque avec fierté, et qu’il partage avec d’autres, avec des alter ego, des pairs.

Pour monsieur Durand, le travail semble avoir ce pouvoir singulier de lui permettre de soutenir un narcissisme auparavant déchu. Il en arrive à s’autoriser à envisager un avenir professionnel, à avoir une certaine ambition pour lui-même. Il parle de plus en plus de l’entretien des locaux. Et même, se débrouille pour commencer à apprendre le métier d’agent d’entretien, en demandant à faire des mises à disposition avec son ESAT. Il finit par être embauché à l’atelier d’entretien des locaux de l’autre ESAT, 2 ans après sa candidature. Cela marque une nouvelle étape. Monsieur Durand fait ce qu’il peut qualifier comme « un vrai métier ». Un vrai métier, pour lui, c’est un « métier qu’une personne non handicapée peut faire ». Un métier qui a un nom, « agent d’entretien », qui demande un savoir-faire, des connaissances spécifiques (quel type de produit, comment l’utiliser, utiliser tel outil ou telle machine)…un métier qui a du sens pour lui car il peut en « apprécier le résultat immédiatement ». Il s’intègre assez vite parmi ses collègues, parle de lui de façon moins dévalorisée, en s’autorisant de ce « nous » si soutenant. Cette identité sociale là, il l’a choisie, il l’a mise à l’épreuve du réel, il peut la soutenir. L’histoire de M. Durand avec le travail, c’est aussi celle une victoire sur soi. Le travail a joué pour lui le rôle d’un miroir renarcissisant. Il peut se regarder dans la glace et voir un homme avec un métier, et non pas comme auparavant, un malade socialement incapable. L’accompagnement a pris fin quand il m’a dit qu’il était temps pour lui de voler de ses propres ailes.

Conclusion :

Ce que je peux observer dans le cadre de mon travail, et ce que j’ai essayé de transmettre à travers ces deux histoires de casquettes, dont l’une a une temporalité très courte (la rencontre de madame Martin avec le service) et dont l’autre se lit dans une temporalité qui se compte en années (l’accompagnement vers le travail, puis en soutien, de monsieur Durand), c’est que, qu’on le veuille ou non, aujourd’hui, la casquette de « fou », « malade mental », ou encore son avatar le plus moderne, « handicapé psychique », reste une casquette qui est non seulement très lourde à porter, mais qui est aussi souvent un frein à la question professionnelle. Un frein qui est externe à la personne, un frein « social », puisque, on le sait bien, embaucher un schizophrène, ça fait peur. Mais un frein qui est aussi interne, un frein qui tient à la manière dont une identité sociale peut être introjectée et peser dans ce qu’il est envisageable de faire ou non.

Une part importante de mon travail consiste à accompagner les personnes dans une mise au travail de leur perception d’elles-mêmes et des identités sociales qui leur sont assignées et/ou qui sont plus ou moins enkystées dans leur perception d’elles-mêmes. S’en décaler, c’est s’ouvrir des possibles qui n’existent pas sans cela. Cela peut passer par la parole, en entretien, par le travail qui se fait en groupe, ou encore à partir d’un CV, d’une préparation pour un entretien d’embauche, à travers une expérience de stage, à travers une expérience professionnelle et ce qui peut se mettre mouvement, puis en mots, et prendre sens à partir de là. Il ne s’agit pas que de trouver un travail. Ce qui se joue dans les accompagnements, c’est avant tout autre chose, à travers ce que j’appelle ici un « changement de casquette », de rendre possible un réel changement de position sociale. La première « demande » qui émerge, c’est de ne plus être simplement « le malade », et même parfois ne plus être « le handicapé ». Choisir de répondre à ces demandes sans s’interroger plus avant sur ses implications subjectives et les remaniements psychiques qu’elle impose chez les personnes reçues, c’est prendre le risque de se contenter d’aider une personne à remplacer une casquette aliénante (« fou », « paria », « incapable »…) par une autre, cette fois ci normative : l’aliénation peut aussi prendre la forme de la sur-adaptation, où la singularité d’un soi peut s’effacer dans un conformisme insipide… Ce que j’essaie de soutenir et d’accompagner au S.A.I.P.P.H., c’est, à l’inverse, la possibilité d’une réappropriation subjective de la question du travail. L’enjeu, c’est pouvoir choisir pour soi, c’est se donner de nouvelles perspectives. Ce n’est pas tant la casquette en elle-même que le sujet qui la porte.

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Anna Defremont,

Chargée d’Insertion au S.A.I.P.P.H. de la Fondation l’Élan Retrouvé