Résumé
Peu abordée dans la littérature psychanalytique, la retraite se révèle, à bien des égards, un objet éclairant, notamment de l’expérience professionnelle, de par son retentissement, dans l’après-coup, sur la santé psychique du sujet. Chevillé à un travail de thèse pour lequel ont été menés 28 entretiens de recherche auprès de femmes nouvellement à la retraite, cet article se propose d’approcher ce sur quoi est susceptible de reposer l’édification du passage à la retraite chez les femmes.
Introduction: bien silencieuse retraite
La retraite est une maladie lente et dégénérative,
Dont toutes les statistiques montrent
Que la mort est sa guérison.
Cet inconfort de la raison
Entraîne des conduites de fuite gênantes
Pour les proches du patient,
Qui soudain s’éveille jardinier,
Collectionneur de maquettes d’avions,
Animateur de fêtes champêtres et charitables,
Inspecteur des étoiles,
Touriste culturel dans les caves obscures,
Amateurs de chansons paillardes,
Voire de situations égrillardes, (…)
Mais qui trouve dans ces incarnations,
Surgies d’on ne sait quel abîme de désespoir,
L’occasion (…) d’emmerder son monde.
Le dictionnaire de la rature, 2015, p. 86-87.
Avec pareille définition, le Dictionnaire de la rature est loin d’être tendre avec l’expérience qu’il cherche à dépeindre, il se saisit de (caustiques) représentations collectives qui ont l’habitude d’accompagner la retraite. Le retraité, en effet, y est présenté tel un être atteint d’une « maladie » incurable dont il tente, tant bien que mal, de se dégager. Si ses tentatives d’esquive ennuient l’autre, elles le mettent surtout mal à l’aise. Pour reprendre les mots dudit dictionnaire, il s’agit de « conduites de fuite gênantes pour les proches du patient » ; c’est d’ailleurs comme « patient » que le retraité est envisagé. L’usage du substantif accentue encore les références à la maladie, à la passivité mais aussi à l’attente de la mort. À suivre cette définition, il ne ferait pas bon côtoyer de trop près les retraité-e-s ; ici pensé-e-s à l’aune de leurs risibles dérobades, ils, elles pourraient se révéler susceptibles d’exposer quelque chose de la tragédie humaine – dans sa vulnérabilité et son opiniâtre volonté d’échapper aux prises de la mort – à ceux qui veulent surtout ne rien en savoir. Peu d’auteur-e-s, en psychopathologie clinique ou en psychanalyse, se sont intéressé-e-s aux problématiques psychiques mobilisées à la faveur du passage à la retraite, moins encore, aux spécificités de telles problématiques chez les femmes. Souvent associée à des travaux en sociologie du travail, en ergonomie ou en économie, la retraite, sans être un objet psychanalytique, ne pourrait-elle pas mériter un intérêt scientifique particulier pour qui s’intéresse à la réalité et à la temporalité psychiques, à la dialectique du normal et du pathologique, à la dynamique inconsciente qui régit fortement le fonctionnement psychique ? Il apparaît opportun de se représenter combien se dessaisir de son travail, c’est se détacher d’un objet d’investissement qui a participé à la construction subjective, à la fois sur le plan identitaire, à la fois sur le plan identificatoire mais aussi dans la configuration de son corps érotique (Dejours, 2001).
La retraite, même si elle est présentée par beaucoup comme étant « décidée », va potentiellement venir ébranler cet édifice. Une telle absence de travaux dans le champ de la recherche psychanalytique interroge et surprend car le travail participe pleinement de l’humaine condition. Il organise, en effet, à la fois les investissements narcissiques et les investissements objectaux, il participe, en outre, fortement à la structure du temps qui passe. L’expérience du dessaisissement de cet objet-là concerne donc tout un chacun qui s’adonne à une/des activité-s professionnelle-s sa vie durant et qui, un jour, cesse-nt. Toujours singulière, cette expérience demeure amplement partagée et non indemne de conséquences en termes psychopathologiques (dépression, anxiété, alcoolisme, défenses maniaques), pourtant peu de psychanalystes semblent s’y être intéressé-e-s plus avant. Aussi, s’ils, elles ne parlent pas de l’expérience psychique du passage à la retraite, de cette rencontre si particulière, parfois intense et douloureuse, entre la réalité extérieure et la réalité intérieure, ce silence nous dit potentiellement quelque chose de la charge dérangeante de l’affaire… L’étymologie du substantif retraite donne d’ailleurs le ton : « se rétrécir », « se soustraire », « se contracter » et « renoncer à ». De quoi susciter quelque résistance chez les (futur-e-s) concerné-e-s… De fait, cette dernière est marquée par l’expérience du vieillissement et par l’approche de la mort. Cette absence de bruits scientifiques à l’égard de la retraite n’est donc pas sans évoquer les inquiétants entrelacs l’unissant à la finitude, au déclin et à la mort ; rappelons-nous – au passage – que l’inconscient ne croit pas à la mort personnelle (Freud, 1923).
I. Rencontres de recherche, entre la chanson et l’entretien clinique de recherche
Écouter l’expérience de la retraite, son bruit toujours particulier, l’intense travail psychique à l’œuvre chez les femmes afin d’en proposer quelques voies réflexives : là a été le projet de mon travail de thèse, envisagé sous un angle exploratoire (Siaugues, 2016a). Si dans le paysage analytique peu de travaux portent sur la retraite, moins encore ne s’intéressent spécifiquement à celle des femmes et l’on peut penser qu’il s’agit, pour elles, d’une expérience un peu différente de celle des hommes – notamment si l’on prend en compte l’indéniable place occupée par le travail domestique et par le soucis d’orchestration nécessaire entre le travail professionnel et le travail domestique, problématisés par nombre de sociologues féministes. Orchestration qui, en elle-même, représente déjà un investissement incontestable. S’intéresser spécifiquement aux vécus des femmes qui accèdent à la retraite, c’est postuler que du fait de leurs places et de leurs rôles au sein du socius – et de l’héritage de leurs places et de leurs rôles – ces vécus vont être relativement différents du vécu des hommes.
Pour approcher cette problématique de la place des femmes au sein du socius, je me suis étayée de la chanson réaliste et de ce que l’on appelle le « protest song » avec, parmi d’autres, les textes de Barbara et d’Anne Sylvestre – les deux premières auteures-compositrices-interprètes francophones. De la chanson, parce que dans la voix (du corps), s’entend la voie (du passage) qui se cherche, la voie en cours de construction, celle qui hésite, qui tantôt se heurte, repart en arrière, demande, implore, la voie en gestation, il y a aussi parfois la douleur de l’impasse, la voie répétitive ou bien encore celle de la rencontre, du rencard où, tout soudain, ça s’ouvre, grâce à l’intervention d’un autre, de son regard, de ses mots et de leur portée. Les chansons constituaient donc une première partie de ma clinique, me permettant d’approcher et d’aborder certains maux et enjeux propres aux passages, tels qu’ils pouvaient être chantés, offerts, en tant qu’objets de culture, fruits de sublimation, par des femmes. La dimension réaliste qui imprègne ces objets se révèle, de fait, particulièrement éclairante car, comme le soutient la sociologue J.-A. Deniot : « ça a dû être vécu pour être chanté » (2014). Documents historiques, ces objets portent une illustration réaliste où le chant permet, pour celles qui l’incarnent, « de se transporter » tout en « transportant l’autre ».
Plus habituelle, l’autre partie de ma clinique se composait de rencontres de recherche avec des femmes, âgées entre 60 et 67 ans, retraitées depuis 2 à 4 ans. La moitié d’entre elles a occupé des postes « peu qualifiés », correspondant à la catégorie C de la fonction publique (secrétaires, magasinières des bibliothèques, etc.), l’autre moitié, à la catégorie A, occupait des postes dit à « responsabilités », résultats d’une formation assez longue et, plus souvent, choisie (conservatrices de musée, bibliothécaires, CPE, etc.). Chacune a été rencontrée deux fois dans le cadre d’entretiens semi-libres.
De ces rencontres s’est vite imposé le constat suivant : l’arrivée à la retraite ne signifie pas toujours que soit construit un passage psychique ; si toutes arrivent effectivement (réalité matérielle) à la retraite, il n’est pas sûr que toutes passent (réalité psychique) à la retraite. C’est là d’ailleurs une problématique tout à fait précieuse : comment et selon quoi peut s’édifier un passage psychique vers cette rive, somme toute inconnue et potentiellement inquiétante ? Accéder à la retraite marque une séparation d’avec une période de soi, longue, conséquente (une quarantaine d’années souvent), interroge la problématique de la place et de l’utilité mais rencontre encore l’expérience des premières tourmentes du vieillir : d’inédits statuts sociaux et familiaux font occuper une place autre, le corps se transforme, fait un nouveau bruit, se révèle parfois plus lent, moins sûr, il impose des changements qu’il faut bien tenter de s’approprier, coûte que coûte. Mais il est aussi ce vertige difficile à mettre de côté : le temps qu’il reste à vivre est dorénavant bien inférieur au temps vécu, il en reste peu. Et ce peu retentit parfois telle pression insistante, désagréable. Si à cette occasion des problématiques propres au temps qui passe (au vieillissement) sont encontrées, des retrouvailles avec certaines problématiques du temps qui ne passe pas, cher à J.-B. Pontalis (1997), peuvent refaire surface, en après-coup, et semer le trouble – ou pas, selon le registre défensif en présence. Les unes et les autres de ces problématiques vont réclamer le secours d’une historicisation pour être progressivement intégrées à la légende subjective, sollicitant, entre autres, la complicité de la dépressivité. Ce précieux interlocuteur intime dont Pierre Fédida (2001) dit qu’il permet le contact avec soi, avec ses objets intérieurs et ses espaces transitionnels. La dépressivité permet la reconnaissance comme la nomination d’affects, elle est donc essentielle au tissage continu du passage. Pour pouvoir « passer », soutient la psychanalyste Piera Aulagnier (1989), tout sujet doit être en mesure de se construire psychiquement un passé ou, comme nous l’enseigne ce proverbe africain, si tu sais pas où tu vas, souviens-toi d’où tu viens…
Mais dans l’expérience de la retraite, il y a aussi le travail et ce qu’il a fait, de pire comme de meilleur, à la santé psychique, au fil des ans.
II. Du Rencard au Rancart de la sublimation dans le travail
Au gré de ses associations, Marielle, 62 ans, me raconte, durant un fort long moment, l’épisode qu’il lui aura fait connaître ses heures les plus sombres. Elle a 16 ans et vient de perdre, à la suite d’un tragique accident, sa seule sœur, son aînée. Rupture, déchirement. C’est la voix très affectée qu’elle évoquera cette atmosphère lourde, soudain totalement mortifère, de la maison. Cet espace familier, vivant, pétillant, tout à trac, devenu étranger, selon ses mots « silencieux », « clos », « étouffant », ses parents « indisponibles, injoignables et éteints », tout occupés par l’ombre tombée, accaparante ; elle, « laissée ». « Il n’y avait plus de musique, soutient-elle, les volets, les portes étaient fermés, il n’y avait plus rien. » C’est alors qu’une association sur son travail survient : « c’est peut-être pour ça que ça m’a tant tenue à cœur d’être CPE1, afin d’être là pour ces jeunes », être là c’est-à-dire disposée et disponible, à l’écoute de ces jeunes êtres devant, cahin-caha, traverser cette heure si fragile de la vie où les questions pressantes, existentielles, de la mort et de la sexualité, attendent des réponses singulières. Nos deux entretiens révèleront combien son travail de CPE, exercé pendant 35 ans, aura permis à Marielle de reprendre, en douce, de se réapproprier, en catimini, cet événement douloureux afin de pouvoir, tout progressivement, le réparer, comme si ce déchirement tenait lieu d’une source souterraine telle qu’en parle J.-B. Pontalis :
Capacité d’aimer (Freud), capacité de rêver (Winnicott), capacité dépressive (Fédida), dans tout cela je vois une même origine : le creux (je préfère ce mot à celui de « manque » devenu l’objet d’un véritable culte). C’est seulement quand on consent à s’approcher de ce creux, de ce silence, puis à s’enfoncer en lui au risque de frôler l’abîme, mais avec l’espoir d’y trouver une source souterraine, que la capacité d’aimer, la capacité de rêver, la capacité dépressive ont une chance de se réaliser (2010, p. 56).
En travaillant, Marielle a donc pu effectuer ce précieux travail de soi sur soi seul à permettre un accroissement de la subjectivité comme le soutient C. Dejours (2014, 2015), caractéristiques d’un travail vivant. Pouvoir sublimer dans un travail de production « n’est, affirme l’auteur, pas un supplément d’âme » mais l’incontournable condition « non seulement de la qualité de la production, mais encore de la santé » (2015, p. 281). Travailler, en définitive, comme manière de s’approcher de sa source souterraine afin d’y puiser cet élan, précieux, permettant de pouvoir aimer, rêver et, tantôt, de pouvoir se déprimer.
III. Du sassage de secours à la texture du passage
Navigare necesse est, vivere non necesse est
Pour appréhender la toujours singulière texture du passage à la retraite, il apparaît nécessaire de bien considérer l’existence de deux rives intérieures, deux objets psychiques singuliers, en construction, à l’heure de cette perte du travail. Le rivage professionnel et le rivage de la retraite. Le passage à la retraite correspond à une traversée psychique, pouvant parfois ébranler, être longue et éprouvante : c’est métaphoriser ce qui a lieu afin, justement, de faire advenir, en soi, un nouveau lieu. Par essence, la tâche est tâtonnante, progressive et infiniment remise sur le métier, nous sommes loin d’une entreprise de rapidité, d’efficacité ou de performance. Toute de tissage, la confection de cet ouvrage tend à solliciter, en profondeur, l’éventail de nos liens passés et présents qui nous habitent, circulent en nous et – nous singularisent (Prokhoris, 2014). Ces liens sont intensément convoqués afin qu’ils apportent leur concours à l’édification du passage mais ce sont aussi parfois certains objets de culture en partage, tirés de films ou autres romans, de chansons, qui offrent leur capacité de portage symbolique vers cette rive encore inexplorée, étrangère, permettant un certain work in progress.
Édifier son passage à la retraite impose de mettre en sens et en histoire son « passé de travail » s’en proposer quelque « bilan », ce dont le travail a retourné pour soi : ce qu’il a donné, offert mais aussi ce qu’il a pris, volé, sinon arraché. Il apparaît net que la construction du passage vers la rive retraite ne s’engage pas selon les mêmes dispositions psychiques selon si l’on a eu – ou pas – l’occasion de suffisamment « jouer », au sens winnicottien, au travail. C’est un point crucial, déterminant. Le passage à la retraite dépend pour partie – assez forte – de la possibilité qu’on a eu – ou pas – de sublimer à l’occasion de son travail. Nous l’avons vu avec Marielle. De fait, ces rencontres ont donné lieu à des entretiens de recherche marqués par une tonalité affective très différente selon, justement, le degré de sublimation offert par le travail : il y a les entretiens où l’on pleure et ceux où on ne pleure pas du tout. Sans surprise donc, on a moins la chance de sublimer dans les activités professionnelles peu qualifiées et souvent répétitives que dans les activités professionnelles qualifiées même s’il peut y avoir – et heureusement – des exceptions. De fait, il y a certaines activités qualifiées qui ne mobilisent pas le désir et qui peuvent même induire une souffrance éthique, c’est-à-dire confronter avec l’expérience d’une trahison de soi (Dejours, 2015).
À mesure que ce travail de recherche avançait, des typologies se sont progressivement dessinées, lesquelles il ne s’agit pas d’opposer dans un clivage réducteur mais plutôt d’installer sur un continuum ayant pour vecteur la sublimation allant du rencard au rancart de la sublimation dans le travail. La première borne serait celle du rencard, de la rencontre, de l’élan. La seconde, celle du rebus, des oubliettes, du rancart. Ainsi, l’expérience du passage à la retraite s’éclaire et se comprend, en partie, selon ce qu’a été, l’investissement du travail. Plus il a mobilisé un jeu sublimatoire, plus il y a eu rencard avec la sublimation, c’est-à-dire tout en travaillant, pouvoir réaliser un travail de soi sur soi, plus il semble que la dynamique de désinvestissement/réinvestissement soit facilitée. Ce résultat clinique montre combien l’expérience de rencontre avec la sublimation dans le champ du travail professionnel est capitale puisqu’elle va, en quelques sortes, faire la retraite. Dis-moi si tu jouais en travaillant, je te dirais comment sera ta retraite. Avec la satisfaction sublimatoire inhérente à la relation entretenue avec l’objet-travail, un tissu, symbolique, dense et souple de représentations aurait pu être tissé qui serait l’allié du déplacement psychique et donc du renoncement permettant un nouvel investissement vers un autre objet trouvé-créé, autre que le travail. En outre, la passivité, c’est-à-dire se laisser transformer, troubler, à l’heure venue de la retraite, serait plus accessible si l’on a eu le sentiment d’un rencard de jeu avec l’expérience du travailler – lequel irait du jeu au je.
Si, au contraire, on n’a pas eu le sentiment d’avoir sa part au banquet sublimatoire du travail, que l’on soit davantage resté-e plus près du rancart que du rencard, il se peut qu’une logique de représailles se mette en branle (Siaugues, 2016b). Ce que le travail n’a pas offert, il va être question de le trouver, et vite. En ce cas, moins l’investissement du travail a permis cette rencontre avec la sublimation, et donc ce travail de soi sur soi, plus semble se faire ressentir ce besoin de fabriquer une solution psychique, non pas de passage, mais de sassage, nommée le sassage pseudo-jubilatoire2.
Plutôt que de construire un passage mobilisant, entre autres, la passivité, la possibilité de se laisser transformer, c’est un sas qui est emprunté, sas où il s’agirait de se dérober du passage à la retraite et au travail du vieillir. Ce sas pourrait être une sorte de petite pièce, de petite île, où se trouverait quelque dispositif rotatif, une sorte de halte entre les deux rives (du travail et de la retraite), laquelle halte serait, paradoxalement, mouvementée et effervescente. Il y aurait, entre ces deux rives-enceintes, deux atmosphères différentes avec des pressions, températures et des humidités différentes. Le sas, ainsi, pourrait permettre de se protéger du passage de l’une à l’autre et des modifications susceptibles de s’y déployer.
Marqué par l’utilisation d’aménagements hypomanes, ce sas tiendrait notamment lieu de contre-investissement dépressif et de mis en suspend du travail du vieillir. Il est là question d’une quête de saturation d’expériences. C’est la multiplication frénétique d’activités qui compte, le creux et le renoncement sont à bannir, l’emploi du temps cherche sa plénitude. De fait, lors des entretiens de recherche, mes questions invitant à problématiser l’obscurité, la potentielle étrangeté, inquiétante, le trouble de la fin de l’ère professionnelle, ou de l’accès à la grand-maternité, de l’avancée en âge étaient toutes battues en brèche. Ce qui était susceptible d’induire représentations et affects négatifs n’avait pas droit de cité. Pour utiliser une terminologie chère à mon travail de thèse : le dérangeant est là mis au rancart. D’où, ainsi, le pseudo de cette jubilation propre au sassage. En tant que telle, la jubilation pourrait s’entendre, être bienvenue après une fin de vie lourdement besogneuse. Mais c’est bien l’absence d’ambivalence affective – ce doux métissage entre la haine et l’amour – et le refus d’évoquer ce qui pourrait être, par trop obscur (lot des expériences inédites), inquiétant. Mise à distance du négatif donc, à l’exception, peut-être, de cette coloration revancharde que prenait, parfois, le récit déceptif de leur vie professionnelle.
Tout juste débarrassées du travail, il faut se hâter de vivre, avant qu’il ne soit trop tard, que le corps ne puisse plus porter cet élan. Nous sommes ici également proche d’une identification aux injonctions du bien-vieillir où l’idéal sociétal clame à qui veut bien l’entendre : cachez ce vieillissement que je ne saurais voir, consommez, bougez, « gérez », vous pourrez le faire disparaître et en serez protégé-e-s !
Lors des entretiens de recherche, apparaît souvent une petite liste qui, telle une ritournelle, se glisse pour mieux s’épanouir dans le discours, elle recense les activités, nombreuses, nouvellement pratiquées. Cette liste se veut preuve d’une tentative de revanche sur un travail fallacieux, parfois effectué contre le désir voire même anti-sublimatoire. Ainsi Maud (62 ans) anciennement secrétaire soutiendra lors de nos rencontres :
J’ai acheté un carnet depuis que je suis en retraite, avant j’en avais pas b’soin, je vivais ma vie professionnelle qui était pas ma vie ! (…) C’était routinier, je savais toujours où j’allais ! Alors que maintenant j’ai acheté un carnet, le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi, entre les cafés littéraires, les cafés historiques, les musées, les cinés et le sport, tout ça, je m’éclate énormément ! Je suis débordée, tous les retraités, on est tous débordés, tous surbookés ! Maintenant on prend rendez-vous, c’est sur rendez-vous !
Cet élan défensif s’est révélé insistant dans l’appréciation du courant transféro-contre-transférentiel. Il m’a en effet semblé être installée à la place d’une sage auditrice, de laquelle est attendu l’acquiescement : estampiller ces descriptions où la vie était désormais menée à grandes guides. Une certaine ivresse, délectable, se dégageait du récit, laquelle se chevillait à la vitesse et au débordement, un débordement qu’il fallait pousser loin pour ne pas en perdre la moindre parcelle. Ainsi, me fallait-il presque légitimer cet usage du sassage pseudo-jubilatoire.
Cette voie-là serait-elle à entendre comme réponse donnée à quelque honte de soi-même ? Honte de ne pas avoir pu utiliser le travail pour sublimer ? Honte de lui avoir donné ses meilleures heures, sans retour, sans sublimation ni rétribution symbolique ? Car au-delà de cette nécessité de remplissage, on voit combien Maud tient à noter, à inscrire, comme pour en préserver la trace, ces activités inédites. Cette trace se veut preuve : que sa retraite rime avec renaissance et épanouissement, telle une franche opposition à l’amertume que lui inspire, plus que jamais, son long exercice de secrétaire. Maud serait ici l’amie des mots installés dans la bouche du personnage de Fanche, composé par Daniel Pennac, dans son Journal d’un corps :
S’il faut finir que ce soit à toute allure (…) finir à toute pompe sans ménager nos carcasses, le principe d’accélération, tout est là, nous sommes pas des projectiles à chute molle, nous sommes des boules de conscience lancées sur la pente toujours plus raides de notre vie ! Que nos carcasses suivent ou pas, c’est leur affaire (2013, p. 361).
Ainsi les empreintes laissées par le travail professionnel sont manifestes : elles vont marquées l’expérience de la retraite au sens où elles vont retentir sur le travail du vieillir. Travail du vieillir où, comme le soutient Benoît Verdon, il s’agit de faire avec ce qui échappe à la maîtrise, de composer avec les pertes, sans pour autant se résigner, ni se soumettre mais en cheminant, pas à pas, vers un nouvel équilibre, vers la composition d’une nouvelle musique, où renoncement et investissement peuvent, l’un à l’autre, se cheviller. Cette intrication du renoncement et de l’investissement demeure essentielle à la traversée du vieillissement et peut donc être mise en péril si le travail n’a pas suffisamment protégé.
IV. Contre le travail domestique, se soulever
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
La vaisselle, Anne Sylvestre
Mais il est toutefois une complainte partagée par nombre de femmes rencontrées – qu’elles aient ou non rencontré la sublimation à la faveur de leur exercice professionnel. Il s’agirait-là d’une sorte de soulèvement contre le travail domestique, soulèvement qui n’est pas sans induire des remous au sein du couple (Siaugues, Verdon, 2017). Avec ardeur, la question qu’elles se posent est la suivante : Que faire du travail domestique une fois la retraite venue ? Puisqu’il n’existe de pas de retraite au travail domestique. Surtout réservé aux femmes, ce travail demeure gratuit et invisible mais il se révèle aussi tout à fait chronophage. Précisons qu’il est, de surcroît, susceptible de s’intensifier à l’occasion de l’arrivée en retraite, du fait de la nouvelle appartenance au groupe des « inactifs », du fait du vieillissement des parents et de l’arrivée potentielle de petits-enfants3 (voire parfois d’arrière-petits-enfants) desquels il faut alors s’occuper, tantôt quotidiennement et, parfois, des deux, sinon des trois ! Elles sont nombreuses à entendre le fameux : « maintenant que tu as le temps, tu pourrais t’occuper de… ». Pas toujours simple d’opposer un refuser voire même d’oser une réponse à la Bartelby, « je préfèrerais pas »4. S’il va de soi que ces expériences de rencontre entre les générations peuvent être véritablement fécondes5 et fortes, pour tous les protagonistes, c’est bien davantage la dimension d’obligation sous-jacente, de « devoir de care », qu’il importe de déceler car, comme le soutient Pascale Molinier : « Auprès des enfants : des femmes. Au chevet des vieux et des malades : des femmes. À l’assistance sociale : des femmes (…). Partout où s’expriment la voix des faibles, des personnes vulnérables (…) : des femmes, comme si cela allait de soi. » (2003, p. 9). Bref, là où le care s’exerce, elles sont attendues et ça redouble lors de l’arrivée en retraite.
Travail domestique donc au détriment, peut-être, d’autres trouvailles et découvertes buissonnières, pétries, pourquoi pas d’ « utilité de l’inutile »6Cf. le manifeste de Nuccio Ordine (2013) L’utilité de l’inutile aux Belles Lettres. https://www.lesbelleslettres.com/livre/2776-l-utilite-de-l-inutile[:ref] et qui s’inscriraient davantage en marge du travail – qu’il soit professionnel ou domestique, donc. À peine voilée, cette injonction au care des femmes qui accèdent à la retraite mériterait d’être déconstruite mais l’exercice peut se révéler, on s’en doute, captif de culpabilité chez les intéressées. Se soulever correspond à un geste, d’espérance, de résistance, soutient Georges Didi-Huberman, c’est jeter au loin le fardeau qui pesait sur nos épaules et nous empêchait le déplacement.
V. D’une récolte tardive
Dans Cousus ensemble, Pierre Bergounioux évoque ce qu’il nomme arriérés, ce sont, pour lui, ces moments mal-résolus de notre existence qui pèsent et nous enlèvent au présent. Aussi, faudrait-il pouvoir y retourner, retrouver ces « mal résolus » afin de leur trouver remède. Ce dont Bergounioux nous parle pourrait, peu ou prou, correspondre à ce rencard de la sublimation dans le travail. En favorisant ces retrouvailles cachées à la conscience avec d’éventuels arriérés, l’heure professionnelle est parfois susceptible d’offrir l’occasion d’un précieux travail de soi sur soi. C’est, en tout cas, dans l’exemple de Marielle, pouvoir réaliser, dans l’après-coup de la retraite, et avec une vive intensité, ce dont le travail a retourné pour elle. Que, sans s’en apercevoir, il lui avait permis de prendre en charge certaines problématiques afin de les approfondir, de les retraiter, voire de les soigner. Telle une récolte, venue à l’automne de sa vie, Marielle semble prendre la mesure de ce retissage, de ce remaillage – engagés par le travail – de la perte foudroyante qui, à l’heure de l’adolescence, aura entraîné un déchirement dans le tissu de son histoire. L’accroissement de la subjectivité, par le travail, peut donc parfois se poursuivre au-delà de son exercice, en saisissant la portée vertigineuse d’un sens qui avait été, jusqu’ici, relativement ignoré, lequel pourra encore s’affiner, se patiner, avec le temps. Ainsi, une fois l’heure de la retraite venue, le travail demeure ; le professionnel, de par ses retentissements pluriels, heureux et malheureux, sur la santé somatopsychique, le domestique, comme bien souvent pris dans une attente genrée, de laquelle il faudra se débrouiller… ou bien, comme Maria Pacôme, dans La crise de Coline Serreau, affirmer tendrement mais sûrement : « je prends ma retraite ! »
Bibliographie
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Siaugues, C. (2016a). « Du « rencard » au « rancart » ? Une expérience psychique de passage : la retraite professionnelle de la femme », Thèse de doctorat en psychologie, sous la direction du Pr. Benoît Verdon, Université Paris-Descartes.
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Émissions radiophoniques
Gardette, H. (Chroniqueur). (2014). Sommes-nous tous interchangeables ? Avec Sabine Prokhoris. Dans Francis, J-C (Réalisateur), Du grain à moudre. Lieu : Radio France, France Culture.
Richeux, M. (Chroniqueuse). (2014). L’amour iconisé : Piaf – Cerdan. Entretien avec Joëlle-Andrée Deniot. Dans Chanel, A-L. (Réalisatrice), Pas la peine de crier. Lieu : Radio France, France Culture.
Chanson
Sylvestre, A. (1981). La vaisselle in La vie en vrai.
Caroline Siaugues
Docteur en Psychologie
Psychologue clinicienne