Résumé
Cet article articule le travail thérapeutique tel qu’il est discuté dans les années 1960 par les psychiatres du mouvement de la psychothérapie institutionnelle avec le travail inestimable conceptualisé par Jean Oury dans les années 2000 en réponse à l’évaluation gestionnaire. Le travail inestimable s’entend au niveau thérapeutique, économique et éthique. Cette dernière dimension apparaît liée à la montée en puissance d’une démarche perfectionniste dans le soin dont l’élaboration et la transmission sur plusieurs décennies autour des notions de vie quotidienne et de fonction soignante s’imposent devant l’analyse d’autres versants de l’activité liés aux rapports hiérarchiques et à la division du travail entre salariés, analyse également indispensable, mais qui est laissée à d’autres.
« C’est cette souffrance – la psychopathologie – ce qui donne sens, toujours, à l’existence humaine de chaque malade. »
François Tosquelles1
Cet article se propose de lire ce que Jean Oury dit du travail inestimable lors d’un entretien réalisé en 2007 pour la revue Travailler, dans une lecture croisée avec les débats de la table ronde de 1961 sur « Les échanges matériels et affectifs dans le travail thérapeutique » ( Oury, «2008, Ayme et al., 1961, 2008) – et quelques autres textes, afin de dégager les trois niveaux du travail inestimable : économique, thérapeutique, éthique.
Les docteurs Tosquelles, Oury, Daumezon, Bonnafé, Gentis et les autres participants de la table ronde critiquent âprement les écritures ou les lectures « philosophiques ». Le travail d’écriture ou de déchiffrement ne doit pas être déraciné et isolé d’une certaine pratique, l’expérience reste la pierre de touche. Selon Oury, « l’une des caractéristiques de ce que l’on appelle la psychothérapie institutionnelle, c’est justement de ne pas distinguer la théorie pure de ce qui se passe » (Oury, 1981, page 83). Cette théorie est écrite par des gens qui affirment s’être « coltiné la folie » et « la catastrophe » de la maladie, avec un refus de toute pause ou attitude esthétique vis-à-vis de la maladie mentale2. Quand bien même la psychose n’est pas considérée sur un versant déficitaire, la souffrance n’est jamais perdue de vue. Il s’agit donc d’une littérature de soignants au sens très large que celui-ci recouvre chez Oury pour qui les notions de soignant et soigné interfèrent constamment, il ne cessera de le dire. « Un malade arrive et demande à être soigné. Il entre dans ce groupe avec un préjugé », un a priori : qu’il doit être soigné. Mais il se révèle que pratiquement il est aussi soignant » (Oury, 2001, page 52). Il s’agit aussi d’un mode d’exposition de la pensée qui accepte avec modestie les butées, et comme le dit ailleurs Oury, de ne tracer que « quelques sillons » dans « un cheminement obscur » avec la psychose (1983).
46 ans séparent la table ronde de l’entretien avec Jean Oury, traçant les contours d’une réflexion sur le travail au long cours. Réflexion au demeurant collective et dont l’objet semble se dérober et résister singulièrement, une difficulté pointée par Oury dès le début de l’entretien : « Mais alors, ça ne va pas de soi que, dans l’absolu, le travail soit thérapeutique. Dans la table ronde de Saint-Alban, en 1961, il faut bien le dire que c’est quelquefois plus que décevant…. » ( op. cit., page 16).
Du travail thérapeutique au travail inestimable, le mouvement de la psychothérapie institutionnelle s’est durablement intéressé au travail et, si l’on pense en termes de transmission, en maintenir la question ouverte est primordiale à un moment où ce mouvement est réinvesti par de nouvelles générations et dans des espaces parfois décentrés des établissements psychiatriques. Cette réflexion, toutefois, autorise un droit d’inventaire.
Travailler ne suffit pas
Bien que la table ronde de 1961 soit conjoncturelle, liée à une circulaire sur le travail et à ce que Roelens appelle « la crise du travail thérapeutique », elle conserve aussi une portée plus générale sur l’énigme du travail3. D’une manière qui n’est pas sans évoquer les ambiguïtés de la récupération des GEMs (Groupes d’entraide mutuelle, voir Hildwein dans le même dossier) comme mode de soin à moindre coût, Daumezon dit :
« Nous avions des hôpitaux psychiatriques qui étaient parfaitement morts, et nous avons utilisé le travail pour leur faire faire quelques progrès. Mais ces progrès postulaient aussi une amélioration de tous nos aménagements de manière à exploiter tout cela, à en tirer autre chose. On est venu visiter nos services où les malades travaillaient, on a dit ‘Comme c’est beau ! regardez : ils ne sont plus fous. (…). Pour ces visiteurs superficiels, qui étaient les auteurs des circulaires, on avait trouvé une thérapeutique et tout était réglé » (page 42).
Pourtant, travailler manifestement ne suffit pas pour prétendre à un rôle authentiquement thérapeutique. La discussion se construit à partir d’une critique de l’ergothérapie qui n’est pas la panacée. Dès le préambule qui expose les questions à traiter, les médecins interrogent : Dans quel cas le comportement des malades en ergothérapie peut-il être l’occasion d’un refuge du malade dans la négation ou le refus des échanges ? Le travail thérapeutique ne saurait donc se circonscrire à une manipulation d’objet ou de matière, il doit être échanges (au pluriel comme dans le titre de la table ronde), c’est-à-dire activités tournées vers les autres. C’est aussi le sens de ce que Daumezon et Tosquelles appelleront ailleurs « clinique des activités » (Tosquelles, 1980). Le pluriel, on le verra, est important.
Au début de la discussion, la question de l’argent est très présente : les problèmes de rémunération du travail ont-ils un rôle thérapeutique et comment ? Quels sont les sens et la structure des échanges qui se jouent ou sont rendus possible par la rémunération du travail tel qu’il est prévu par la rémunération ministérielle ? Quel est le rôle positif ou négatif de la gratification financière ? Soulignons qu’indépendamment de la circulaire en question, cette question est générique et ne concerne pas seulement les malades mentaux à l’hôpital.
Le bref récapitulatif de ces questions suggère déjà qu’entre travail, rémunération et thérapie, les relations ne sont pas mécaniques, mais relèvent d’une dynamique complexe dont on verra que les médecins précisément peinent à l’expliquer avec leurs instruments théoriques habituels.
D’autres questions portent sur la valeur et séméiologie des échanges imaginaires, symboliques et réels observés à l’occasion du travail, sur la signification de l’outil, de la matière travaillée, des échanges verbaux, les problèmes transférentiels et contre-transférentiels (c’est le sens de ce qu’ils entendent par « échanges affectifs »), sur le travail comme totalisation du champ social par la médiation de la matière et du tiers (une référence à Sartre), enfin sur l’ergothérapie comme « thérapeutique de groupe » avec des références aux concepts psychosociaux de leader, dynamique de groupe, etc. qu’ils ne reprendrons pas par la suite, mais qui sont dans l’air du temps.
Au centre de la discussion se trouve « les tentatives de compréhension de ce qui se passe lorsque l’on crée des ateliers, lorsqu’on donne des outils et des matériaux à transformer aux malades ; ce qui se passe lorsque des infirmiers s’intitulent ‘moniteurs’ » (page 37). Les participants s’accordent à penser que le titre de la table ronde ne convient pas : ce ne sont pas les échanges matériels et affectifs qu’il convient d’étudier, mais plutôt « les relations qui se nouent à partir des problèmes matériels à propos de l’introduction d’une matière dans le réseau des relations interhumaines que les malades vivent au cours de l’ergothérapie » (ibid). Est soulevée l’ambiguïté de traiter de la notion d’objet dans sa matérialité quand la psychanalyse l’entend dans un tout autre sens. Quel est le rapport entre l’objet fabriqué, manipulé, l’objet marchandise, et l’objet de la relation d’objet ? Cette superposition de sens se retrouve également à propos du travail : travail matériel ou d’élaboration, du rêve, du transfert… Et comment penser la dynamique entre le jeu et le travail ?
Rétrospectivement, cette discussion apparaît pionnière. Beaucoup de ces questions formulées à partir du champ psychiatrique ont depuis été travaillées par la psychodynamique du travail dans le champ du travail ordinaire4. Cependant, de la psychose à la « normalité souffrante » (Dejours, Molinier, 1993), les préoccupations cliniques de la psychothérapie institutionnelle et celles de la psychodynamique du travail ne sont pas les mêmes, ce qui immanquablement introduit des écarts théoriques. Dans cet article, il ne s’agit pas d’éclaircir ou de réduire les écarts entre le travail envisagé du point de vue du travail ordinaire ou de celui du travail thérapeutique, du moins cette question est secondaire. Il s’agit plutôt de se mettre dans les pas de ce groupe de psychiatres, et singulièrement de Jean Oury, afin de se saisir des efforts conséquents qu’ils ont mobilisé en leur temps pour conceptualiser, d’une part, le statut thérapeutique du travail dans le traitement des psychoses ; d’autre part, les aspects les moins évaluables du travail soignant, l’un n’étant pas dissociable de l’autre. Le travail inestimable et le travail thérapeutique sont in fine les deux faces d’une même médaille. Dans l’inestimable toutefois, Oury gravera la dimension éthique.
La signification au-delà de la rémunération
La table ronde se présente comme une discussion à bâtons rompus où chacun défend son point de vue tout en restant ouvert à celui des autres. Un leitmotiv et unique principe rencontre l’unanimité : le travail seul n’a pas de valeur thérapeutique sans la psychothérapie et la sociothérapie. Celle-ci est définie à la fin par Oury comme la création d’un lieu d’existence, « là où on peut vivre » (page 58). Ce faisant, il achève, voire il enterre le concept de sociothérapie, préfigurant un nouveau réseau notionnel qui s’organisera plus tard autour de la vie quotidienne (Oury, 1986). Nous y reviendrons.
Pour Oury, « le travail est peut-être ce qui permet d’assainir un peu le groupe qui est constitué par les malades à l’intérieur de l’établissement ». Il pense très important « d’introduire la notion de travail à l’intérieur de l’hôpital, à condition toutefois que le groupe des malades (…) puisse quand même s’autonomiser vis-à-vis de l’établissement » (page 40). Cette autonomisation, il l’entend, semble-t-il, en particulier – ou préférentiellement ? – à travers la manipulation de l’argent, que ce soit « par l’intermédiaire du club » ou « par exemple, pour le ménage, d’exiger de l’établissement une rémunération au collectif des malades pour le travail effectué par le groupe des malades » (Ibid). Dans les deux cas, l’argent du travail est destiné à contribuer à la structuration du groupe, ce pourquoi sans doute Oury n’envisage pas de paiement individuel. Reste posée la question des patients qui ne peuvent pas travailler et pour lesquels « le travail agit indirectement ». Il ne s’agit pas d’imposer une organisation « socialiste » où tout le monde doit travailler, sans nécessairement choisir ce qu’il fait, et où tout le monde partage tout, les décisions comme les rémunérations. La discussion laisse tout au long une place importante à la singularité de chacun et au fait que tout le monde ne peut pas, voire ne doit pas travailler, ou être rémunéré par l’hôpital (notamment les personnes qui touchent leur pension).
Selon Daumezon, « le travail consiste à modifier le monde – pour gagner sa vie » (page 42). Cette définition péremptoire va rapidement être battue en brèche. Ce qui est frappant, en effet, dans la seconde partie de cette table ronde, est l’abandon progressif d’une définition du travail strictement articulée au salaire. Les échanges économiques sont importants, mais ils ne sont pas nécessairement associés à toutes les activités relevant du travail (sans parler de celles qui relèveraient du loisir ou du repos). Tosquelles va faire avancer la discussion :
« Au risque de parler philosophie, je crois qu’il est assez important de dire que, si on travaille pour gagner sa vie, cela c’est le cas d’une situation sociale, celle que nous vivons, que derrière la circonstance et l’occasion, derrière la forme, il faut chercher quelque chose de plus essentiel et de plus biologique. Nous n’avons pas à gagner la vie, on l’a gagnée à la naissance, et on la perdra le jour où on mourra. Ce que nous avons à faire, c’est de développer la vie par la dialectique des échanges, avec l’autre. Dans toutes ses utilisations, le travail est une sorte d’échange avec les autres et le problème de la rémunération peut parfois ne pas se poser » (souligné par moi).
En d’autres termes, la rémunération n’est pas un critère définitionnel du travail, et notamment du travail thérapeutique, de surcroît ce n’est pas toujours le travail qui est thérapeutique. La thérapie active selon Tosquelles peut englober aussi les loisirs, le parler et pourquoi pas le « se reposer ». Il existerait des patients, fuyant le contact avec autrui dans le surinvestissement de l’activité, pour qui « le travail de l’hôpital psychiatrique est davantage l’apprentissage d’un repos que l’apprentissage d’un travail. » (page 44).
Oury affirme que pour « le psychotique, le travail est considéré comme une rencontre (…) pour le mettre en rapport, d’une part avec l’objet produit, même si c’est de la marchandise, et, d’autre part, avec autrui. Lui aussi insiste sur la non-standardisation nécessaire du travail : « il faut quelque chose de très libre, qu’il y ait des occasions de parler, d’aller trouver un copain, de lui demander un clou, une tenaille… » avec des réunions d’ateliers pour parler des matériaux, des horaires, qui sont autant de supports pour parler d’autre chose. Il souligne qu’il existe une catégorie de malades qui « demandent que leur activité soit visiblement utile ; que ce soit un travail qui serve à l’établissement, payé ou non. Il est un fait qu’il n’y a que ça qui leur convient, autrement ça ne va pas » (page 54). La suite de la discussion suggère que le rapport entre le type de travail et la guérison n’est pas linéaire ou mécanique, mais sensible au contexte. Ainsi Daumezon a une observation :
J’ai vu un grand schizophrène ingénieur, il vivait devant sa table à dessin et se livrait à une activité productive. Ce n’était pas un délirant, c’était un très beau travail de dessinateur industriel ; il avait à l’égard du travail ce syndrome ultraschizophrénique devant les problèmes du travail, de transmutation totale de la personne dans le travail. Son travail était d’une qualité extraordinaire. Son activité ensuite s’est dégradée, il est parti. Il s’est retrouvé à la campagne, s’est livré à un autre genre d’activité qui consistait à fabriquer, dans la maison de ses parents un moteur d’allure surréaliste. Puis il s’est dégradé, il est entré à l’hôpital, il a guéri miraculeusement. On l’a mis dans une petite production de vannerie, il a guéri d’emblée. Il est tombé dans un atelier de vannerie qui a été pour lui une possibilité d’échange, de le sortir de l’autisme. Il est redevenu non pas un ingénieur, mais un dessinateur industriel. La question pour moi (…) est dans la signification du travail. » (souligné par PM).
Le travail thérapeutique ne se définit pas toujours par son utilité, au sens utilitariste du terme, mais par sa significationpour une personne dans un contexte donné (la signification est sensible au contexte). Daumezon s’est ainsi complètement déplacé par rapport à sa définition initiale du travail. Il commente que « la guérison ici se déroule à travers une manipulation, à travers des matériaux et par la mise en action d’une technique manuelle élémentaire » (page 52).
Le travail thérapeutique est inestimable
Pourquoi dire « élémentaire » ? A propos du travail de l’osier dans un atelier de vannerie en Unité de Malades Difficiles, Eve-Marie Roth et Edmond Heitzmann écrivent qu’il « fait appel à une foule de sensations qui doivent être analysées et interprétées très rapidement. Une fraction de seconde de retard dans l’interprétation de la sensation est sanctionnée par une cassure du brin » (Roth, Heitzmann, 2008, page 91). L’osier résiste. Tous les patients n’y parviennent pas, en fonction de leur pathologie, certains ne tressent que des fils en plastique, « matière morte » qui ne casse pas et peut se reprendre, « parce qu’ils sont trop préoccupés par leur délire ». La fabrication de l’objet, quel qu’il soit, est indissociable d’une gamme d’expériences intérieures et sociales, mais c’est aussi une expérience du corps et de la résistance de la matière, à travers laquelle le corps-sujet s’éprouve. Ainsi, la vannerie n’est peut-être pas si élémentaire en termes de rythme, de gestes, d’éprouvés. L’élémentaire, au fur et à mesure que les gestes s’automatisent, dans une rythmicité apaisée, libère la pensée et ouvre d’autres possibilités d’échanges (voir aussi Nimis, Esman, 2017).
J’insiste sur ce point pour le moins déroutant : la valeur de l’activité n’a ici rien à voir avec sa valeur au sens économique du terme, ou selon la hiérarchie des compétences en vigueur dans l’épistémè du travail. L’activité n’est pas nécessairement « intéressante ». Ce qui compte est ce que l’activité permet comme expériences intérieures et sociales. Chaque sujet aura son usage du travail, sa définition et son mode de vivre ce qui le fait travailler ou le met au travail, en un sens où l’activité est l’occasion rencontrée – par un hasard organisé – d’une possibilité d’élaboration.
Toujours est-il que la compréhension de ce qui va marcher ou ne marche pas est difficile à anticiper, souvent surprenante et de ce fait relativement inexplicable, la guérison semble « miraculeuse ». « Voilà ce qui fait problème dans le travail thérapeutique », selon Daumezon. « Combien de malades passent à travers le service, comme celui-ci, sans que nous puissions découvrir ni décrire ce qui s’est passé » (page 52). Ainsi, ce qui est thérapeutique dans le travail et relève donc de la signification « profonde » se produit en échappant à la compréhension du médecin. Voici qui pourrait être une première définition du travail inestimable, une définition avant la lettre, qui ne serait pas dans la discussion avec les catégories de la gestion, comme on le verra ensuite, mais avec les catégories de la médecine et de l’objectivation de l’efficacité des techniques employées. Le travail thérapeutique est inestimable, Oury aurait certainement pu avoir quelque chose comme cela en tête depuis les années 1950.
Alors, comment prouver que le travail est thérapeutique ? On ne peut s’appuyer que sur les guérisons ou les mieux êtres et faire l’hypothèse que leur caractère « miraculeux » (rien de plus gênant pour un médecin) est lié à l’activité (ici l’ingénieur est « tombé sur l’atelier » : heureuse rencontre qui échappe à la préméditation). Mais on a vu que cette activité spontanée doit être encadré par un dispositif complexe qui propose « un éventail d’activités » pour que le malade puisse « en accrocher une » (page 48). Et ces activités doivent être support d’échanges. Dans un autre cas longuement commenté par Oury, Tosquelles et Gentis, les infirmières se servent de connaissances sur le passé d’une jeune femme pour la sortir de son repli autistique – elle fait des mots croisés toute la journée – en lui proposant de participer à un concours organisé par le club et en mobilisant de la sorte des activités intellectuelles qui s’inscrivent dans la continuité de son histoire avant la maladie. Avec cette jeune femme, par différence avec l’ingénieur, la vannerie ne prend pas. Ce qui fait rencontre, et qui échappe à la prédiction – on tente le coup –, suppose toutefois une technique comme le soulignent Daumezon et Tosquelles (celui-ci y revient toujours avec insistance), et des plus élaborées, « la mise en place depuis longtemps de concours de cet ordre et du club, pour que l’occasion naisse et puisse être saisie » (page 55).
L’évocation de situations concrètes permet de sortir d’un niveau de généralités qui poussait, selon certains, à la schématisation et dévoile à propos de la place du travail dans l’équation thérapeutique… rien « dans l’absolu » pour reprendre la formule d’Oury en 2007, une expérience décevante que Tosquelles rationalise en conclusion comme une montée en complexité ou une problématisation, « l’unique intérêt de cette réunion, c’est de susciter des travaux de recherche à ce sujet, c’est tout. Sans la pratique et sans instrument théorique, on ne peut pas avancer » (page 58).
Paroles de médecins
Qu’est-ce qui coince ? Ayme introduit le thème de la pertinence de comparer le travail à l’hôpital psychiatrique et le travail « extérieur », et plaide, dans la foulée d’Oury, pour que « les malades aient conscience de se trouver dans un organisme économique qui leur appartient en propre » (page 45). Il leur faut une autonomie économique, qu’ils aient le sentiment de « gérer une vraie coopérative » ; mais il faut aussi que « le groupe des soignants, à tout moment, rappelle que c’est quand même eux qui contrôlent le travail » (page 46, souligné par PM). Tosquelles de son côté insiste sur l’importance de la prescription médicale, au même titre que le médicament, le médecin peut prescrire le travail. Toutefois, dans cette contrainte, « encore faut-il, dit Tosquelles (lui-même grand travailleur), ne pas confondre l’activité avec la motricité ou la bougeotte ». « C’est plutôt que le malade éprouve cette activité d’une façon spontanée. Il s’agit d’éviter que le malade ou l’enfant n’ait qu’à obéir, renforçant ainsi sa passivité devant le surmoi » (Ibid). La référence aux jeux revient, en comparaison avec la méthode Montessori, ou le psychodrame, mais aussi la psychanalyse. « Il faut partir de la spontanéité du malade » (Ibid).
C’est en somme le paradoxe, créer le dispositif contrôlé qui va permettre cette spontanéité, c’est-à-dire le travail vivant qui va échapper au dispositif, grâce au dispositif. Or, entre le contrôle et la spontanéité, la marche est étroite. La question du contrôle par les médecins revient à plusieurs reprises dans la table ronde de 1961. Ceci est frappant également dans les premiers textes d’Oury dans Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, qui sont ceux d’un jeune médecin revenant avec insistance sur le maniement, le contrôle, la maîtrise du médecin sur l’équipe et le système de soin à trois niveaux, les échanges de marchandise, les échanges sexuels et les échanges de langage.
Le contrôle, bien qu’aucun d’entre eux ne le dise jamais dans ces termes, est un rapport de pouvoir. Avec le recul, ce qui peut apparaître parfois contradictoire ou hésitant ne peut-il pas aussi être lu comme l’indice d’une difficulté à penser des situations dont les médecins théoriciens sont partie prenante en tant qu’autorité hiérarchique ? Cette place du « contrôle » ne pourrait-elle pas être aveuglante ? Ou du moins condamner à un seul point de vue ?
Le témoignage de Ginette Michaud, arrivée à 22 ans à la Clinique de La Borde en 1955 étant psychologue, est également éclairant. Oury lui aurait dit : « Pour faire ce que tu souhaites dans une institution, ça ne sert à rien, psychologue. Il faut être médecin, psychiatre, faut se coltiner les services, et faut faire une analyse. Faut aller voir Lacan. Et surtout, il faut lire, lire, et écrire. » Vaste programme, qu’elle dit avoir « suivi à la lettre ». Oury lui aurait dit aussi « ça n’est pas la médecine qui te permettra de comprendre quelque chose à la psychose, et pourtant c’est indispensable » (Michaud, 2014). Le docteur Oury, comme on l’appelait, était passionnément médecin5, ce qui implique le pouvoir (contrôle) du médecin, notamment sur ceux et celles qu’il appelait « le personnel » ?6 Oury, plus que tout autre, a mis en garde contre la folie que ce serait de coller à sa fonction ou de s’identifier à son statut ou à un rôle. (Auto) mise en garde assurément précieuse pour établir un « avec » les schizophrènes (Roulot, 2009). Mais, la passion d’être médecin ne comporte-t-elle pas malgré tout un point aveugle ? Hélène Chaigneau parle ailleurs de l’effort qu’elle dut accomplir pour se défaire de « la position orgueilleuse du clinicien en médecine » (Chaigneau, 2011).
Alors ça vaut combien un sourire ?
En 2007, Oury réfléchit au travail inestimable dans un tout autre contexte qu’en 1961, celui de l’accréditation des établissements de soin (à commencer par sa propre clinique) et de la montée des critères de l’évaluation gestionnaire (voir Da Silva, dans le même dossier). Le thème du contrôle est absent. Oury a reconnu depuis longtemps l’écart entre ce qu’on dit et la réalité. Le travail qu’il définit comme inestimable est celui qui relève de la fonction soignante, laquelle, selon lui, est partagée entre soignants et soignés, ou encore entre « payants et payés », et parmi les payés, cette fonction se distribue entre tous, même les non-soignants.
« Il y a des gens qui sont là pour faire leur métier, et d’autres en tant que « consommateurs » de cette matière particulière qu’est « le soin psychiatrique ». Cette relation « producteur-consommateur » recoupe celle de « soignant-soigné » ainsi que celle de « médecin-malade » écrivait Oury en 1959 (Oury, 2001, page 52), mais la référence à la production va progressivement se dissoudre dans une poiesis, celle de « la fonction soignante » qu’en «2007 il va situer précisément à l’envers de la production, du côté du travail vivant. Pour l’illustrer, Oury se réfère fréquemment aux cuisiniers, ce qui marque bien un écart entre le soin, le statut, la compétence et le salaire. Lise Gaignard reprend ce thème dès le départ de l’entretien : « Les malades « travaillent » quand ils font les « poissons pilotes », dit-elle (c’est-à-dire quand ils font visiter la clinique à de nouveaux patients ou à des visiteurs, par exemple des accréditeurs) ». « On peut dire ça ! », répond Oury. La réflexion qu’il engage ensuite, remonterait, selon lui, à une table ronde à Barcelone en 1958, et un texte intitulé « Formation du personnel » où dès la seconde page, il disait « déjà que la plus grande folie de l’organisation du travail c’est la fétichisation ». Il faut prendre Oury au pied de la lettre quand il dit qu’il y pense déjà. Mais s’il y pense, il ne l’écrit pas7. Dans l’entretien de 2007, en revanche, il en est largement question, Oury s’appuie sur un texte de Niels Egeback « La notion de travail chez Marx » :
« La fétichisation, notion fondamentale élaborée par Marx. Surtout quand il reprend la « logique négative » de Hegels (Engels n’a pas compris l’importance de cette reprise). Tout cela paraît dans les Grundrisse, vers 1858. (…). Il reprend le problème du travail en précisant la distinction entre le « travail marchandise » et le « travail négatif » ou « travail vivant » (page 19).
Et plus loin :
« Le travailleur est pris dans le système capitaliste. Son travail va être mesuré, tandis que le travail vivant n’est pas mesurable. Il est « inestimable » : Egeback s’appuie sur un développement (…) de Georges Bataille, lequel fait la distinction entre « économie restreinte » et « économie générale ». Ce qu’il appelle économie restreinte, c’est l’économie capitaliste ; le travailleur est une marchandise, la consommation faisant partie du processus de production ainsi que les machines. Dans cette économie, nous sommes tous des produits (Ibid).
Oury constate, dans les pratiques gestionnaires, « un renforcement des structures de ‘l’économie restreinte’ aux dépens de ‘l’économie générale’ ».
Par contre, dans l’économie générale, le travail n’est pas mesurable, le travailleur n’est pas une marchandise, son travail est un travail vivant. C’est dans ce texte que Marx met en valeur une dimension de Spiel, c’est-à-dire de jeu. Je m’en suis servi pour justifier ma critique de l’évaluation et de l’accréditation. Tout cela met en relief la critique de « l’efficace » et souligne bien l’importance accordée par Christophe Dejours à la grève du zèle. Mais ce qui est parfois efficace quand on croise un « malade » sensible, ce n’est pas forcément un discours, mais quelque fois rien ou simplement un geste de la main, ou un sourire, mais pas un sourire d’hôtesse de l’air. Alors ça vaut combien un sourire ? Sur les fiches techniques. Quelquefois même, c’est une faute professionnelle (page 20).
Ce retournement du sourire en faute professionnelle – Hélène Chaigneau aurait parlé de gratifications indiscrètes (Chaigneau, 2011)8 - est bien sûr important, tout est affaire de contexte, de rencontre, de sentir la situation, rien ne peut relever d’une recette qui s’appliquerait telle quelle et pourrait être standardisée, encore moins d’une quelconque bonne intention ou d’un dispositif normé d’hôtellerie.
L’inestimable est bien un emprunt aux théories économiques, mais Oury le détourne en lui donnant un sens thérapeutique. Plus largement, il s’en sert au profit d’une critique du rapport entre travail et efficacité. « Il y a un préjugé qui nous fait croire que plus on travaille, plus on est efficace » (page 22). Evoquant Felix Guattari qui, arrivé en retard à La Borde, se justifie en disant qu’il était en train d’en rêver, il introduit d’autres dimensions psychiques et organiques du travail (le rêve, l’inconscient, le transfert, mais aussi le travail du muscle cardiaque). Une partie des solutions à un problème se trouve en dormant. Mais comment argumenter auprès de son employeur, une telle disjonction entre le temps du travail et l’efficacité ? Il faudrait pourtant du jeu, du vide, ce que ne comprendraient pas les obsessionnels, qui appliquent le règlement à lettre, jusqu’à en mourir.
Il revient ensuite sur l’idée que dans le domaine psycho-thérapico-psychiatrique, on ne peut pas appliquer les normes de « l’économie restreinte » en développant le récit d’une rencontre à l’heure du déjeuner, un dimanche, avec une patiente qui dira finalement qu’elle se sent mieux, au décours d’une « sorte de conversation venue là un peu par hasard ». Une science de la conversation qui fait partie du travail, dit-il, loin des fiches techniques et des enregistrements.
Et quid des rapports sociaux ?
Dans un échange assez drôle, Lise Gaignard lui dit : « Vous parlez d’un travail qui est un travail sans temps limité, même sans statut et, en réalité, à ce moment-là, est-ce que la question, enfin, le problème, ne serait pas plutôt le loisir ? Et Oury répond : « Ma vie de loisirs ! » (page 24). Effectivement, à partir du moment où la temporalité du travail se dilate jusque dans les rêves ou le repos dominical, et où le jeu (Spiel) définit le travail vivant, il n’y a plus non plus beaucoup de différence entre le travail et le loisir. Ailleurs, Oury dit aussi « il faut une certaine ascèse ; il ne faut pas être tout le temps à regarder sa montre » (1981, page 87).
« Alors, faire la trésorerie du club, une fois par semaines, c’est du travail ? C’est efficace ? C’est du jeu ? Jouer au patronage ? On voit bien que c’est mélangé. La fonction soignante, c’est une équation de travail. (…). Mais elle est partagée. Le partage, c’est difficile (…), c’est une science ».
Le travail reste une équation, un mot-clé qu’il faudrait définir. Pour Oury, plus largement, les relations sont référées à un rapport d’intensivité qui s’oppose à la mécanisation des sentiments, impliquant de la part des infirmiers/moniteurs une approche sympathique, une disponibilité (se rendre disponible) pour être efficace sans être dangereux (Oury, 2001, page 38). A partir de là, le travail est un moyen de reconstruire des relations, qu’il s’agisse du travail « ergothérapique » dans les ateliers, de l’entretien et du ménage, des techniques infirmières de l’ambiance, des techniques médicales d’intervention et de formation du milieu culturel (réunions de synthèse, discussions critiques, etc.) ou de ce qu’Oury appelle « un travail énorme de déchiffrement » des systèmes hiéroglyphiques des relations existantes. Ce travail collectif échappe à la fétichisation et relève d’une autre forme de production qu’on ne peut jamais saisir par son résultat, même quand ce résultat s’objective pour partie dans un produit marchandise (que l’on va vendre dans une kermesse, par exemple). Ce qui compte est le processus – ou mieux la poiesis - qui requiert de la part des « soignants » non pas « des techniques ordinaires mais une certaine forme d’engagement existentiel » (Ibid). Toutefois, dans l’équation du travail intervient un coefficient d’incertitude. Parce que, comme le souligne Tosquelles dans l’introduction de Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, « les lois d’une causalité linéaire et mécanique ne semblent pas applicables aux évènements psychiques », offrant ainsi une clé de lecture pour comprendre pourquoi des données préétablies, des mesures par exemple, ou des mises en équivalence, ne peuvent que rater l’enjeu psychothérapique.
Ainsi, l’amplitude qu’Oury donne au travail inestimable repose sur sa conceptualisation de la fonction soignante, sur l’interférence des notions de soignant et soigné et sur ce qu’il a mis magistralement en évidence de la dimension non spécialisée du soin, à chaque fois qu’il a parlé des cuisiniers ou des ASH et du « moindre geste ». La contrepartie de cet inestimable apport est une relative faiblesse théorique concernant les rapports sociaux de pouvoir (lesquels ne se confondent pas avec des échanges affectifs) qui pourtant constituent aussi une équipe de soin autour des enjeux de la division du travail, et singulièrement du « sale boulot ». Certes, il parle bien à propos des réunions de constellations, de la nécessité que « les participants de statuts différents puissent s’exprimer librement, en dehors de toute ‘pression hiérarchique’, ce qui est rare ! » (page 29). Il n’y est pas insensible. Mais il ne va pas plus loin. Demandons-nous pourquoi.
De fait, la minoration des rapports hiérarchiques est transversale à son œuvre. Par exemple, Oury valorise une organisation communautaire, où les patients ont le droit de toucher à presque tous les objets : « L’objet reprend une place importante, et s’inscrit à nouveau dans le cercle de l’utile. (…) C’est important pour aider à séparer ce qui est humain et ce qui est objet. Les schizophrènes anciens sont très sensibles à ce genre de « thérapeutique ». L’objet devient quelque chose dont on peut se servir : « le médecin, l’infirmier, le malade sont égaux devant l’objet ; ils s’en servent, c’est tout » (Oury, 2001).
Or, on peut se demander justement si même « devant l’objet » tout le monde est vraiment égal… Car si l’on prend concrètement l’objet balai ou l’objet gant de toilette, dont le maniement souvent ingrat revient tous les jours, on aura toujours à s’interroger sur qui peut s’épargner de l’utiliser et qui n’a pas vraiment le choix, selon quels arbitrages se distribue le travail et avec quels effets.
Radicalité éthique et perfectionnisme ourien
Oury place l’inestimable aux niveaux économique, thérapeutique et finalement au niveau éthique, en lui accordant la valeur de ce qui est le plus important. Pour aller plus loin, je change maintenant de grammaire théorique pour lire Oury dans le cadre d’une philosophie de l’ordinaire, ou plutôt, sous l’impulsion de Wittgenstein et Cavell, du retour vers l’ordinaire (Laugier, 2019). C’est-à-dire, orientée vers « ce qui se passe ».
Le travail inestimable est la matrice d’un lieu d’existence, dit Oury en 1961, fondant la profondeur de la notion sur « un sens heideggerien » et sur une formule triviale « c’est là qu’on peut vivre » (page 58). En un sens wittgensteinien, on peut parler d’une forme de vie (Lebensform) - « ces formes vitales ou configuration de coexistence humaine dont la texture est faite de pratiques ou d’actions qui les produisent, les modifient » (Laugier, 2019, page 17). Le style de paroles et de vie de Jean Oury aura été entièrement dédié à développer ses/les capacités thérapeutiques/éthiques de chacun.e, cherchant à instaurer la tonalité adéquate pour faire émerger ce lieu d’existence, ou cette forme de vie, tissés d’une science de hasards, de rencontres et de conversations. Oury s’est attaché à transmettre une forme de vie (et non des normes ou des concepts abstraits – quand bien même à un certain niveau de lecture son travail est conceptuel). Ecouter9, aujourd’hui lire Oury, est une éducation à cette science de la conversation, du partage, de l’entretien et la préservation d’un monde vivable « avec ». La conversation est le contraire du scepticisme (qui voudrait qu’on ne peut pas parler avec les fous), le contraire de la séparation, de l’évitement, et c’est le lieu où s’invente une forme d’égalité, sans jamais perdre de vue que l’autre est à la fois le même et radicalement l’autre, sans denier ni l’étrangeté de la psychose ni les pièges de l’ordinaire. L’ordinaire ourien, sa vie quotidienne, et pour commencer il s’agit bien de la sienne, donne une place de prochain aux psychotiques dans l’idéal d’une vie qui est simplement une vie civilisée (voir Diamond, 2004).
Ainsi ce qui a pu lui être reproché et dont il a pu lui-même se moquer à l’occasion, de toujours répéter la même chose (la même chose, mais un peu différemment10) s’inscrit dans ce mouvement perfectionniste de fidélité à soi, à son expérience, et pour aller (un peu) au-delà. Oury a cru en sa/notre éducabilité. Ce qui est une forme transmissible de confiance en soi soutenue par un certain désir. Selon Sandra Laugier, ce qui compte pour nous, et présente une valeur pour nous, suscite notre intérêt, émerge à nos yeux (Laugier, 2019, page 57). Valoriser l’inestimable, le faire en ce sens émerger, est une façon d’atteindre en chacun le désir d’une coexistence avec les « schizophrènes ». Oury veut seulement se/nous rendre meilleur soignant.
« S’intéresser à un objet, c’est s’intéresser à l’expérience qu’on en a », écrit Stanley Cavell (cité par Laugier, op. cit., page 34). Une théorie peut beaucoup, mais aucune ne peut tout. « Le tout est de choisir sa partialité », dirait Oury (1981, page 87). Tout savoir est situé et incarné. Certes, on peut regretter qu’une part importante des conflits de travail soit absorbée dans des « relations » ou l’évocation imprécise de la « vie professionnelle » et qu’il manque à la théorie ourienne, les moyens d’élucider tout ce qui peut faire obstacles au travail inestimable, obstacles qui ne se réduisent pas à des problèmes de personnes qui seraient récalcitrantes, mal motivées ou trop syndiquées, ou à de l’acharnement bureaucratique. Mais, l’idéal perfectionniste vise un arrachement aux jeux de pouvoir/fascination et à leur mesquinerie, leur cruauté aussi, et tout ce qu’ils absorbent comme énergie psychique pour se maintenir, en somme leur nocivité. Et ce perfectionnisme – cette texture d’être – ne se situe pas non plus dans la même dimension d’expérience qu’un discours syndical ou une analyse des conflits du travail. On peut même dire que ces dimensions sont incommensurables, comme le sont économie restreinte et économie générale. C’est à nous de nous débrouiller pour créer des circulations entre cette radicalité éthique et le régime de la « production », pour peut-être les « articuler » et réduire leur discordance car assurément le soin appartient aux deux dimensions, et cela ne va pas de soi.
Conclusion
Nous disposons d’un legs théorique considérable et de solides boussoles méthodologiques. A notre charge de nous en souvenir et de savoir transmettre que la spontanéité et le caractère « miraculeux » de certains rétablissements, tout comme l’efficacité mystérieuse de presque rien, reposent sur une perception fine et éduquée, sur des savoirs et une technicité complexes qui structurent l’organisation du travail, sur un incessant travail de lire écrire s’analyser et dont le paradoxe est de devoir être simultanément mobilisés et oubliés, incorporés et improvisés dans le moindre geste, sans faire de fausse-note.
La perte de pouvoir des médecins dans l’époque contemporaine n’est pas forcément une mauvaise nouvelle pour tout le monde. Ce changement d’époque comprend aussi un déplacement des lignes hiérarchiques et une autonomisation des soignant.es. Il devient de plus en plus difficile d’organiser le travail selon une ligne horizontale où toutes les fonctions non médicales (psychologues, infirmier.es, autres) sont assimilées dans la catégorie de moniteurs, tandis que les médecins restent seuls en surplomb. Cette déhiérarchisation partielle est d’ailleurs impraticable sous cette forme dans le secteur public où pourtant, le mouvement de la psychothérapie institutionnelle a inspiré des formes d’organisation conséquentes. Les praxis doivent aujourd’hui se réinventer, comme elles n’ont cessé de le faire en fonction des contextes.
L’un des enjeux aujourd’hui est bien de pouvoir théoriser le soin aussi à partir de positions autres que la seule position médicale. En particulier, parce que les médecins ne sont pas présents partout et ne peuvent prescrire, définir et théoriser le travail là où ils ne sont pas. Ainsi cette sympathie, cette qualité de présence et la création de lieux d’existence recouvrent des pensées, des habiletés rusées, des coopération inscrites dans des dispositifs nouveaux et des rapports de force actuels, des formes de vie qui restent encore largement à conceptualiser pour le XXIème siècle.
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