Destin des addictions

Résumé :

L’auteur aborde le problème du destin des addictions d’abord à partir des destins non-pathologiques de la pulsion de mort tels qu’ils ont été traités dans la théorie psychanalytique, pour montrer, à travers certaines situations cliniques, comment l’addiction peut se sublimer et devenir une solution identitaire. Il adopte ensuite le point de vue inverse, partant de la clinique et des modalités de mise place des psychothérapies des patients toxicomanes, tel qu’elles furent élaborées dans les années 90, pour montrer que les grands principes théoriques de prises en charge de ces patients, avant la naissance de l’addictologie, sont restées très actuelles autour de la notion de temporalité, de dissonnance voire d’approximation.

Introduction

A l’interface entre troubles psychiques et addictions, il me semble qu’il y a au moins deux manières possibles d’aborder le problème du destin des addictions.

L’une en regard de la théorie psychanalytique en s’appuyant par exemple sur les destins non pathologiques de la pulsion de mort qu’évoquait C. Dejours dans « le corps d’abord » et qui ont la particularité d’être tous adaptés à la vie sociale. Ceci pour montrer comment l’addiction peut se déplacer, se cristalliser, se sublimer pour devenir une solution identitaire permettant au sujet de s’adapter, non pas tant à la société qu’à lui-même, c’est-à-dire de se trouver en accord avec lui-même pour disposer de l’acceptation ou du refus à une acceptation à la société ; ceci à la faveur d’un processus de retournement lui permettant de sortir des mécanismes par lesquels il devenait prisonnier de son passé : la régression, la fixation, l’inhibition intellectuelle ou affective.

L’autre manière d’aborder le problème consisterait à se questionner à l’inverse d’un point de vue clinique pour commencer, afin d’aboutir à des aspects plus théoriques. Se questionner en somme sur ce que sont devenus les grands principes de prise en charge psychanalytique des toxicomanes qui se sont mis en place avant la naissance du praticien d’un style nouveau, l’addictologue, en miroir duquel s’est dessiné « un patient nouveau, « l’addict » avatar  récent tout à la fois de l’alcoolique, du toxicomane, du pharmacodépendant et du dépendant comportemental. ». Je m’inspire ici pour le dire, d’un texte écrit par J. Dugarin intitulé « L’addictologie : d’une néo-discipline et de son homogénéité » dans lequel l’auteur s’intéresse tout particulièrement aux représentations, aux connaissances, aux normes, aux valeurs et aux croyances relatives aux toxicomanies.

Dans l’ordre de ce que je vous annonçais je commencerai par quelques éléments théoriques que j’illustrerai brièvement par 3 vignettes cliniques pour parler du destin possible de certains addictés. J’emprunterai ensuite le chemin inverse, partant d’une clinique ancienne pour la revisiter.

1/Quelques éléments théoriques du destin possible de certains addictés

Le choix que j’ai fait de rapprocher les conduites addictives de la pulsion de mort ne tient pas tant au risque de mort encouru par le sujet addict qui certes, s’il est toxicomane, peut mourir de sa drogue à cause de la dangerosité pharmacologique du produit mais peut mourir aussi de son manque, qu’en raison de l’allégeance du comportement d’addiction à la pulsion de mort par la recherche d’un niveau très bas d’excitation, par le rejet, par la décharge massive, souvent proche de la mort : le travail du négatif mené sous l’égide de la pulsion de mort et de la déliaison. A cet égard, cinq destins possibles de la pulsion de mort ont pu être mis en évidence comme l’a souligné notre collègue et ami psychanalyste, C. Dejours : la perlaboration par le rêve, la relation d’emprise, l’amour, la réalisation par la perception et la sublimation. Je commencerai par dire quelques mots de la perlaboration par le rêve puis de la sublimation que je couplerais, si j’ose dire, dans la situation clinique que j’exposerai, à la perlaboration par le rêve et à l’amour ; puis je dirai quelques mots de la situation d’emprise à propos d’un autre cas clinique.

La réalisation pulsionnelle par la perception n’est pas similaire au passage à l’acte. Elle en est la forme inversée. A la place d’une représentation mentale, le sujet va se satisfaire d’une perception qui apporte la satisfaction.

Il y a perception et non représentation. Ce processus se rencontre de façon habituelle chez les sujets « faux-self » compensés. Il n’est pas rare que ces patients consacrent une part importante de leur vie à courir après des situations nouvelles pour ne pas rencontrer des perceptions pouvant donner un contenant à leur violence clivée.

Je pense ici à ce patient fortement dépendant d’un somnifère qui a aujourd’hui disparu de la pharmacopée, le Rohypnol. Un patient que j’ai suivi pendant plusieurs mois à l’hôpital  et qui, à la faveur de rendez-vous réguliers, suffisamment empathiques mais aussi suffisamment questionnant, est sorti de sa situation de dépendance et a interrompu sa thérapie. Je le rencontre un jour par hasard dans le métro, deux ans après l’interruption de nos rendez-vous réguliers. Il est devenu représentant pharmaceutique des laboratoires Roche, ceux qui produisaient précisément le Rohypnol. Je n’ai pas su dans quelle mesure son addiction avait perdurée mais dans le bref contact que j’ai pu avoir avec lui, il ne m’a pas semblé particulièrement accroché à un produit comme il avait pu l’être autrefois et semblait heureux dans sa nouvelle fonction. Aucun patient parmi ceux que j’ai connu n’est devenu addictologue, que je sache ; certains peut-être sont devenus dealers…, une autre forme de réalisation par la perception.

La sublimation ensuite : une des formes majeures de  violence pulsionnelle.

Comme dans la réalisation par la perception, le processus ne va pas jusqu’à la représentation mentale intériorisée. La satisfaction pulsionnelle est obtenue ici et là par une perception. Mais la sublimation passe par la création de la forme à percevoir par le sujet lui-même alors que dans la réalisation par la perception, le sujet part à la recherche, dans la réalité, d’une forme déjà existante.  La sublimation est donc un processus qui n’est pas totalement coupé du préconscient. L’œuvre sublimatoire a une fonction de compromis. La sublimation requiert le changement de but de la pulsion. La satisfaction par la perception au contraire se limite au changement d’objet de la pulsion.

Pour illustrer cette question de la sublimation je donnerai l’exemple de cette jeune femme toxicomane qui avait une vingtaine d’année lorsque je la rencontrais pour la première fois et que j’ai suivi ensuite en consultation pendant quinze/vingt ans.  Un travail d’analyse compliqué mais qui l’a transformée jusqu’à ce qu’elle devienne une femme se questionnant toujours autant sur elle-même mais capable de vivre une vie plus libre et passablement dénouée d’angoisse. Lorsque je l’ai connu elle consommait des doses élevées d’héroïne. Au décours d’une rupture sentimentale dont elle souffrait avec une femme d’une quarantaine d’année, toxicomane elle aussi, et avec laquelle elle vivait, ma patiente décrivait des états d’excitations combinés à de fortes tendances dépressives qui lui donnaient des idées de suicide.

Dès le début de sa prise en charge, ma patiente fonctionne dans la provocation.

Le début de la prise en charge est d’autant plus chaotique que Pauline compense l’absence d’héroïne par une consommation importante d’antidépresseurs et d’ecstasy sans même parler du haschich qui va toujours rester très présent pendant toute la prise en charge. Les associations sont rapides, parfois simplistes comme l’antidépresseur assimilé à sa mère.

Je ne vais pas relater tous les aléas de sa prise en charge qui à certains moments fut très décousue, confuse, même si elle est parvenue à tenir dans le cadre. Je dirai juste un mot pour illustrer la question de la sublimation et des transformations aussi manifestes qu’inattendues que j’ai constatées chez cette patiente au fil du temps à la faveur du travail que nous avons fait ensemble. Car en effet de nombreux changements se sont produits dans sa vie à la faveur de la cure. Après avoir été très accrochée au produit, elle parvient à se sevrer en l’espace d’un an et finit quelques années plus tard par se préoccuper beaucoup plus simplement de son sevrage de tabac.

Après avoir milité fermement du côté de l’homosexualité elle oriente finalement son choix d’objet du côté des hommes d’abord d’une façon assez compulsive, c’est-à-dire que son addiction à la drogue se déplace du côté du sexuel (elle multiplie les rapports sexuels jusqu’à parfois se mettre en danger d’ailleurs).

Et puis plusieurs éléments dans sa vie vont peu à peu la contraindre à penser,  à créer du sens entre l’échéance du sevrage d’opiacés, l’apparition de rêves en séances et de phénomènes illusionnels voire hallucinatoires sans consommation de produits, des craintes aussi à propos de sa santé physique compte tenu de ses consommations sexuelles. Elle va finalement s’autoriser à déprimer, pas exactement de la même façon que ce qu’elle donnait à voir de sa douleur au début de la prise en charge mais un état dépressif plus profond, plus essentiel dévoilant l’aspect tragique de son histoire, un peu comme on parlerait d’une manifestation d’angoisse existentielle. La difficulté du praticien à cette époque – ma difficulté –  est d’éviter la bascule dans le néant dans la mesure où mes interventions, visant à décourager les passages à l’acte en séance et à faire en sorte que la situation analysante soit moins lacunaire, avaient bien sûr tendance à favoriser les processus anxio-dépressifs au détriment des mouvements maniaques. A terme, les transformations manifestes de ma patiente sont considérables et assez inattendues.

Je veux dire par là que cette patiente que j’ai rencontrée alors qu’elle se trouvait dans une situation de souffrance psychique très intense, est finalement parvenue à dériver son énergie libidinale de façon tout à fait exemplaire.

La relation d’emprise quant à elle peut être illustrée par le cas de cet homme que j’ai suivi pendant quelque temps, qui était passé de l’emprise des produits psychotropes à l’emprise de la maladie virale.

Ce patient vient consulter à la suite d’une singulière rupture sentimentale avec un homme qui était devenu son compagnon régulier dans une relation purement platonique après un seul rapport sexuel durant lequel il était sous l’emprise de produits psychotropes. La difficulté majeure à laquelle il dit se heurter est le fait qu’il ne parvienne jamais à avoir une relation suivie  suffisamment sexualisée et affective avec un homme, dans la mesure où l’exercice de sa sexualité se fait maintenant essentiellement sous produit depuis une quinzaine d’années. La relation qui vient de s’interrompre – mais qu’il est parvenu à  maintenir pendant quelques mois – a donc été purement platonique, comme je le disais, et voilà que son partenaire trouve finalement un autre compagnon et que la situation devient dramatique pour lui. Sentiment de solitude, d’abandon, pleurs. Plusieurs questions se posent alors. Celles relatives à l’exercice de sa sexualité, celles en rapport avec la consommation de produits mais aussi, plus en profondeur, celles qui ont trait à une certaine forme d’inhibition en contrepoint de l’extrême désinhibition dont il peut faire preuve à la faveur des produits.

C’est alors que dans le courant de la thérapie apparaît un nouvel amant qui est une opportunité pour cet homme qui voudrait quitter le monde des relations sexuelles anonymes multiples.

Des relations sexuelles semblent possibles sans ingestion de produits même si l’histoire reste  complexe dans la mesure où le nouvel amant ne semble pas insensible au caractère dissolu de la vie que mène mon patient depuis quelques années. Il s’interroge sur la construction de cette intimité nouvelle qui prend un caractère insolite en regard de ce qu’il a jusqu’ici vécu.

Et puis tout à coup, quelques mois après le début de son analyse, il apprend à la faveur d’examens médicaux qu’il passe régulièrement, qu’il a contracté, à la faveur de ses pratiques sexuelles sans protection, une nouvelle maladie virale. L’irruption du biologique a maintenant des conséquences immédiates dans sa vie puisqu’il devient dès lors totalement abstinent sexuellement. Je suis frappé par le fait que cet homme déjà porteur du VIH avait intégré cette donnée dans son espace psychique. La contamination par le VIH n’avait pas été une surprise ; il s’était attendu à cela compte-tenu de la vie qu’il menait. Mais voilà que la nouvelle maladie virale fait trauma de sorte que le phénomène d’addiction disparaît, au moins momentanément et aussi bien l’addiction aux produits que l’addiction sexuelle puisqu’elles sont liées même si l’addiction aux produits semble prédominer sur l’autre. Je n’en dirai pas davantage sur ce patient qui finalement va interrompre sa cure mais je voulais mentionner cette situation pour montrer qu’un des destins possibles de l’addiction peut être précisément la situation d’emprise. J’avais pensé à propos de ce patient à la problématique du traumatisme avant-coup qu’évoquait S. Le Poulichet à travers la figure du ravissement et de l’instant suspendu, quand le moi rencontre le miroir qui le désagrège au lieu de le réfléchir avec l’idée de travailler au premier plan sur la dimension identitaire, en l’occurrence la manière dont ce patient avait pu sculpté sa propre image contre  l’autre comme s’il avait le sentiment d’être en train de poursuivre une entreprise interdite – il aborde en particulier  des questions relative à la beauté et à la laideur, l’apparence et différentes expressions émotionnelles – et que finissent par sortir de l’ombre les éléments du registre narcissique entre représentation de soi et représentation de l’autre dans une dimension non plus identitaire cette fois-ci mais essentiellement psychosexuelle.

2/Méthode d’approche du toxicomane

Je passe maintenant au second volet de mon propos, celui relatif à la méthode d’approche du sujet toxicomane et plus particulièrement la question de la demande, celle du sevrage, le problème de l’urgence et la place du psychanalyste aujourd’hui en regard de l’addiction. Je voudrais tout d’abord souligner deux choses. En premier lieu le fait qu’aujourd’hui le problème de l’addiction est essentiellement formulé en terme de conduites – à savoir de relation physique, biologique ou anthropologique entre addictions et troubles psychiques – de sorte que le sujet tend à disparaître derrière sa conduite. Nous sommes dans une relation de cause à effet.  Par ailleurs il y a eu, du point de vue des traitements, entre les années 1990 et 2017 – en 25/30 ans – , un changement assez net de paradigme à propos des addictions : le paradigme du sevrage en particulier a changé pour celui de la substitution. On a pu être troublé par ce changement de paradigme. Toujours est-il qu’une des questions qui peut se poser aujourd’hui est celle de savoir dans quelle mesure ce changement de paradigme a modifié quelque chose au travail psychothérapeutique. Est-ce qu’aujourd’hui les modalités de mise en place de la psychothérapie telles qu’elles avaient été élaborées empiriquement dans les années 90, ont changées depuis cette époque ?

En travaillant autour de la présentation que je voulais faire de ce deuxième volet de mon propos, mon idée a donc été de revisiter brièvement certains éléments que j’avais travaillés autrefois avec ma collègue et amie la Dr Marijo Taboada dans les années 80/90 à partir de ma clinique de l’époque, étant entendu que je ne pourrai pas questionner la modernité des addictions au niveau d’une clinique institutionnelle spécialisée en CSAPA parce que je n’ai plus vraiment cette pratique, ma clinique se situant aujourd’hui essentiellement en hôpital général ou dans le cadre d’une pratique privée essentiellement de type psychanalytique et psychothérapeutique. La seule question à laquelle j’ai essayé de répondre parmi les nombreuses questions qui ont été posées dans l’argument de ce colloque a été finalement celle de savoir comment on envisage aujourd’hui, sur le plan méthodologique la prise en charge psychologique des patients dépendants et qui présentent des symptômes de névroses graves, d’Etats-limites ou de psychose. Comme je ne vais pas pouvoir m’étendre trop longuement compte tenu du temps imparti à nos communications, je vais juste reprendre trois ou quatre points qui ont été mis en avant dans les années 80/90 en marge des dogmes d’abord parce que  l’accueil et les soins dispensés aux patients toxicomanes à cette époque était essentiellement axés sur le médical - hospitalisations, prise en charges de problèmes somatiques et une orientation de la demande du patient souvent centrée sur le sevrage physique – et que pendant une dizaine d’années c’est en somme sur un mode assez clivé que se sont organisées les prises en charges des toxicomanes entre ce référentiel médical – avec en même temps un monde médical dans l’ensemble très rejetant vis-à-vis de ces patients -, et un référentiel psychodynamique voire psychanalytique expérimental avec la nécessité d’adapter les consultations à des patients qui n’avaient certainement pas la demande qu’un psychanalyste pouvait attendre mais une demande  sur laquelle  nous pouvions nous questionner sur le plan à la fois clinique et théorique. Tout en effectuant ces prises en charges dans une atmosphère très pharmacologique, nous nous sommes demandé ce que pouvait bien entendre le psychanalyste d’un discours ne s’adressant pas au départ à la psychanalyse. Et il a fallu pas mal d’années pour que les modalités d’accueil s’affinent et ne ferment pas la porte à des prises en charges peu médicalisées voire pas du tout et essentiellement basées sur la relation interpersonnelle.

Les quatre points principaux que nous avions relevés concernant ces prises en charge ont été :

-Tout d’abord de marquer le temps de la première rencontre, voire la demande de rendez-vous avec un praticien, afin de situer d’emblée l’entretien sur une relation interpersonnelle. L’idée de marquer le temps était à la base de toute prise en charge face toxicomane qui vivait un temps haché, sans continuité, où la répétition était l’image d’une éternité sans goût et sans histoire.

-Ensuite de repérer à travers le discours stéréotypé et ennuyeux du toxicomane, ce qu’on a pu appeler des dissonances – émergence d’affects paradoxaux, comportements peu appropriés, associations inconscientes de dates ou d’événements – permettant d’élargir la question de la drogue, au départ seule cause de la consultation.

-Et puis nous avons souvent utilisé la surprise voire l’humour pour rompre les stéréotypes et faire que le premier face à face ne se réduise pas au simple parallélisme d’un côte à côte. L’idée de renvoyer pour un instant le rapport duel à l’unité avant de reconstruire au même instant presque, la dualité, nous avait semblé intéressante à mettre en place pour que le toxicomane puisse sortir un moment de sa compulsion addictive et acquière peut-être une connaissance élémentaire de celui qui lui faisait face.

-Enfin nous avons prôné l’idée d’une certaine proximité sans pour autant chercher à se fondre avec l’autre, au risque de tout confondre. Mais faire preuve, en somme, d’une certaine empathie avec l’idée de ponctuer le discours du patient, d’intervenir – en reformulant plutôt qu’en interprétant. Parler parfois dans le seul but de remplir l’espace vide, ceci pour éviter le développement de l’angoisse mortifère que le silence du psychothérapeute aurait été susceptible de provoquer.

Conclusion

Il me semble du point de vue du destin des addictions en partant de la clinique, puisque c’est en partant de la clinique que nous avons construit nos outils théoriques et méthodologiques, ces notions relative à la temporalité, la dissonance, la surprise, l’empathie, restent très actuelles avec les patients que l’on rencontre aujourd’hui. Il faut voir bien considérer que ces éléments théoriques bâtis à partir de la clinique n’étaient pas dogmatiques à l’époque. Ils avaient été établies de manière empirique, expérimentale, à l’interface d’une médecine très biologisante et d’une pratique de la psychanalyse relativement stricte dans son fonctionnement. C’est peut-être à la faveur du caractère approximatif et éloigné du dogmatisme de ces prises en charge qu’elles ont perdurées en dépit des changements de paradigmes – l’ « approximation » étant, selon le philosophe Jankelevitch, la seule manière d’être authentique. Notons qu’il a fallu des psychanalystes s’inscrivant un peu en marge comme J. Mc Dougall, pour que les intervenants en toxicomanie s’autorisent à sortir du cadre classique. J. Mc Dougall qui dénonçait la normopathie, encore présente chez un certain nombre de collègues psychanalystes, et qui montrait que les patients que l’on qualifiait de pervers, d’anormaux ou de psychopathes pouvaient être à l’origine d’une certaine créativité et qu’il fallait absolument chercher à écouter les tourments de leur existence avec humour, humanisme et naïveté. Les bricolages et les inventions mis en place dans les années 80/90 à partir de ces positionnements ont été ainsi très novateurs et restent très actuels dans la configuration sociale apparemment pacifiée d’aujourd’hui à ce niveau – je dis apparemment car elle n’est peut-être pas tellement moins moraliste et conformiste qu’elle l’était il y a 30 ans,  mais peut-être centrée en revanche sur la notion d’intensité et sur l’accélération, dont parlait le philosophe et urbaniste Paul Virilio, théoricien de la vitesse et de l’accident temporel, quand il insistait, il y a 9/10 ans seulement, sur « l’instantanéisme » et le fait que nous étions en train de passer d’une accélération de l’Histoire à une accélération du Réel. Tristan Garcia rajoutait récemment à l’accélération, le « primaverisme », cette tendance de l’homme intense qui ne peut pas se satisfaire seulement de la variation et du progrès mais qui estime qu’au fond rien n’est jamais plus fort que ce qui commence.

Bibliographie.

Dejours C., 2001, Le corps d’abord – Corps biologique, corps érotique et sens moral, Paris, Payot

Dugarin J., (à paraître en 2018), L’addictologie : d’une néo-discipline et de son homogénéité.

Garcia T., 2016,  La vie intense, Paris, Autrement.

Jankélévitch V., 1977, La mort, Paris, Flammarion.

Le Poulichet S., 1994, L’œuvre du temps en psychanalyse, Paris, Rivages.

Pommier F., Taboada M.J., 1988, « Préliminaires à une prise en charge psychanalytique du toxicomane ». Esquisses psychanalytiques, 9,  p. 83

Virilio P., 2005, L’accident originel, Paris, Galilée.

François Pommier

Psychiatre, Psychanalyste

Professeur de psychopathologie à l’Université Paris 10 Nanterre

Responsable de l’équipe « Approche en psychopathologie et psychanalyse » (EA 4430).