De l’argent à l’inestimable, que gèrent les clubs thérapeutiques?

Résumé

Après avoir détaillé l’émergence du Club Thérapeutique de l’hôpital de Saint Alban, l’article s’attache à suivre les circuits économiques concrets, dans les travaux qui décrivent les fonctionnements des Clubs, ces outils reconnus pour générer un travail de désaliénation inestimable. Sont repérés, d’un point de vue clinique, la place des échanges supportés par les diverses socio et ergothérapies qu’ils organisent et l’apport de la liberté de circulation entre des espaces articulés, au plus près du terrain quotidien. La notion de monnaie introduit une triangulation de ces échanges (constitutifs, eux, de ce que les auteurs appellent Institution), et les circulations et manipulations d’argent suscitent et provoquent des échanges de parole. Approchant un modèle coopératif auto-géré, ces Clubs relèvent de la loi de 1901. Cet accès à une personnalité juridique autonome favorise le développement de « thérapeutiques actives ». Le “fil de l’argent”, guide de cette description, peut-il être utile à l’évaluation d’autres travaux inestimables ? 

« La valeur d’usage implique naturellement les mouvements du désir et du corps. »1

Des personnes plus ou moins proches de la maladie mentale s’organisent avec un étayage, parfois précaire, de professionnels pour partager des temps et des activités. Certains de ces groupes rencontrent aujourd’hui des questions pratiques similaires à celles qui se sont posées dès leurs débuts aux « Clubs Thérapeutiques ». De nombreux travaux ont décrit les conditions de viabilité de ceux-ci, tout au long de leur mise en forme, mais ils sont aujourd’hui peu utilisés, voire oubliés. Un récent travail (Chaisemartin (de), 2018, pp. 8-24) a proposé de revenir à ces sources, d’explorer ces écrits pour y relever ce qui pourrait soutenir le fonctionnement et les réflexions des groupes qui, aujourd’hui, reconnaissent leur proximité avec ce formidable outil de désaliénation, essentiel pour utiliser les relations de la vie quotidienne dans une stratégie thérapeutique.

L’efficacité d’un Club thérapeutique, indéniable, est inestimable. Vraisemblablement due pour partie à l’immatérialité des productions d’un tel outil, cette difficulté est sans doute aussi liée à son domaine d’intervention : celui d’une ambiance collective impossible à modéliser, intrinsèquement dépendante d’un contexte général aux multiples paramètres externes, inabordable autrement que par les récits subjectifs des acteurs ou témoins.

Les écrits étudiés, échelonnés de 1940 à nos jours ont accordé, auprès d’analyses psycho-dynamiques en phase avec la recherche contemporaine, une importance remarquable aux circuits économiques, en particulier à la gestion de l’argent dans ces groupes, essentiellement intra-hospitaliers dans les premiers temps. Dans le travail évoqué ci-dessus, cette place a fait de ces circulations un fil conducteur de la réflexion et un analyseur des pratiques de Clubs inscrits dans une démarche de soins enracinée dans le mouvement de Psychothérapie Institutionnelle.

Associations et Santé Mentale : présentation, contexte.

En 1958 une circulaire ministérielle constatait que « la manipulation de l’argent a, en soi, dans la plupart des cas, une valeur thérapeutique, et constitue un test de sociabilité de premier ordre »2, et 30 ans plus tard une équipe de secteur de psychiatrie d’Angers affirmait que « les problèmes que pose l’argent dans un service de soins psychiatriques sont loin d’être bénins ». Une séquence, détaillée par cette équipe, de « prêté/rendu » suite à un refus d’attribution de pécule complémentaire, voyait, à partir d’un magnifique écho « La monnaie de la pièce/les mots nés de la pièce », émerger le questionnement :

« De quelle pièce parle-t-on ? Celle qui passe de mains en mains et dont la circulation dans le cadre d’un club thérapeutique est utilisée comme moyen de régénérer la parole, ou plutôt dans bien des cas de la générer ? Ou celle mise en scène par ce dispositif qu’on appelle Club ? » (Collectif de soignants-Sect.3, 1991, pp. 35-44).

Ce balancement a cadré la recherche initiale. Le  législateur a, par deux fois, inscrit dans le Code de la Santé qu’une association (régie par la loi de 1901) peut « participer à la mise en œuvre d’une démarche thérapeutique »3, dans le secteur psychiatrique public, sans toutefois remettre en cause l’hospitalo-centrisme qui organise notre actuel système de soins.

Cette reconnaissance légale était indispensable à la poursuite de pratiques régulièrement contestées dans les dernières années du XXème siècle et depuis par diverses instances de contrôle. Pour l’obtenir, pour donner force de loi à ce qu’une simple circulaire avait suffi à encadrer il y a plus de 60 ans, il a fallu faire amender les projets initiaux présentés par deux gouvernements différents, les ministres4 ne cachant pas, dans les discussions parlementaires, leurs réticences.

Et malgré tout, aujourd’hui, les professionnel.le.s qui souhaitent mettre en œuvre ces dispositions par-delà les réticences habituelles des collègues « ça va de soi », sont mal outillé.e.s par des formations où elles n’ont pas été évoquées, et se heurtent au néo-cléricalisme de l’élaboration contemporaine : l’éclosion de projets collectifs issus du quotidien des plus concerné.e.s peine à trouver place dans un réductionnisme qui prône l’individuation des parcours et la soumission à la règle de la preuve, liant la validation d’une démarche à sa reproductibilité, réduisant des fonctionnements – sociaux essentiellement (fussent-ils « hors normes ») – à l’épure d’une expérience de laboratoire, à des prescriptions protocolisées, avatars du « scientisme moderne ».

Et trop souvent encore ces professionnel.le.s doivent déjouer les obstacles que des administrateurs, timorés ou fanatisés par la doxa économique officielle, leur opposent au nom de ce qui prétend être une « politique de soins » ; soit en contestant leurs compétences gestionnaires, renvoyant chacun.e à son statut et rôle « propres », soit par des interdits hiérarchiques sans égard pour la validité de la démarche du point de vue clinique.

1)    Le « Club Thérapeutique »

Si la notion de Club apparaît comme un point d’ancrage quasi généralisé dans le mouvement polymorphe de la Psychothérapie Institutionnelle, l’inspiration prédominante vient de celui mis en place à Saint-Alban, bourg de Lozère particulièrement isolé.

Durant la guerre de 39/45, dans cette conjoncture historique et géographique particulière, au sein de la population ordinaire d’un hôpital psychiatrique local augmentée des évacuations de Rouffach et Ville Évrard (du fait de l’invasion et de l’exode), s’y sont trouvées étroitement mêlées des personnes aux origines très diverses, françaises ou non, professionnelles ou profanes, communistes, chrétiens progressistes, surréalistes, proscrits et clandestins réfugiés, etc., liées par une triple résistance au nazisme, à l’occupation et à l’inhumanité asilaire5.

Ce groupe hétérogène a fait de cet hôpital une sorte de creuset, et, au fil des années, la matrice de ce qui s’appellera la Psychothérapie Institutionnelle : un mouvement luttant contre l’oppression et l’enfermement qui, appuyé sur une analyse critique des dérives des établissements sanitaires, cherche à les transformer pour les ramener à leur mission première : l’accueil et le traitement de la souffrance psychique des personnes.

La construction pratique et théorique du Club Paul Balvet6 s’est appuyée sur des mobilisations actives et un projet.

Des mobilisations actives

À Saint-Alban, des témoins racontent, qu’« une employée (eut l’idée de proposer) une fête aux malades ; (..) le succès est si grand qu’on organise avec enthousiasme une « salle des fêtes ». Rapidement (elle) devient « salle commune », espace spécifique qui coordonnait toutes les activités « ludiques », voire éducatives… Balvet s’effor[çant] de transformer les rapports infirmiers-malades en rapports de personnes à personnes, cet esprit nouveau devait s’y incarner et insuffler dans tout l’hôpital […]. Sous la direction d’une « gérante », infirmiers et malades vont travailler ensemble à monter pièces de théâtre, chorale, jeux, veillées etc. » (Million, Fargeot, Teulié, 1954, pp. 45-46).

François Tosquelles7, catalyseur de « l’effervescence Saint Albanaise », avait apporté là le constat que les trois principaux maux qui menacent le malade mental sont « l’ennui, l’ambiance défavorable de l’hôpital et le préjugé d’irresponsabilité du malade lui-même » (Simon, 1929). Et si l’utilité des activités – récréatives, sportives ou culturelles, de travail « invisible » ou productif – est reconnue et utilisée de longue date dans les établissements de soins8, pour lui elle doit accéder à une autre dimension : « Ce qui […] est à notre portée, c’est d’y donner un autre contenu et une vraie efficacité contrôlée, d’une part à la suite des nouvelles connaissances que la sociologie et la psychanalyse ont apporté ce siècle-ci, et d’autre part aussi, du fait des rapides et bouleversantes transformations de notre société qui entraînent le besoin de réadapter les structures de soin et d’hygiène mentale. » (Tosquelles, 1965, pp. 1-5)

Pour nos témoins initiaux, le Club constitue « une tentative de solution du problème de la sociothérapie en milieu hospitalier psychiatrique. La signification du club de St A. ? Offrir aux hospitalisés des centres d’intérêt. Son ambition ? Leur transfuser une vie sociale » (Teulié, 1966/2006). Tosquelles détaillera : «  Le Club de Saint Alban vint à promouvoir un certain nombre d’activités et de « modes » de rencontres très différentes, qui n’avaient pas toujours lieu sur place. Il (paraît) évident que toutes les formes sociales constituées dans le but d’une certaine libération du sujet devraient comporter de vrais « combinats » de plusieurs lieux de rencontres […], définis et reconnaissables par le sujet lui-même, du fait des systèmes d’échanges où lui-même a pris part. » (Tosquelles, 1987, pp. 93-96). Nous reviendrons plus loin sur le rôle et la place de ces échanges, mais dans le même texte il rappelle que pour Roger Gentis la fonction de ces divers lieux de rencontres était « en premier lieu la possibilité que les malades avaient de se soustraire à l’emprise – et aux contraintes – de la vie des « quartiers »9 de l’hôpital. C’est à dire de se soustraire à l’emprise de l’intentionnalité pas toujours consciente, mais mise en actes par le personnel soignant, […] maître de céans ». (Tosquelles, 1987, pp. 93-96). Gentis appelle cela « l’égocentrisme des quartiers », possiblement utile : « C’est parce que, du point de vue formel, Club et quartiers constituent deux institutions à la fois complémentaires et antagonistes que, du point de vue thérapeutique, leur complémentarité résulte du dépassement de leurs contradictions. » (Bonnet, Gentis, 1958, pp. 43-46). Dans le même sens, Tosquelles dira encore de cette salle commune : « C’était un lieu dans lequel les gens qui sortaient du quartier pouvaient rencontrer les gens d’autres quartiers. Ils établissaient des relations avec l’inconnu, l’inhabituel… À partir de ce moment-là, le discours et les actions n’étaient pas figés par la vie à l’intérieur du quartier. » (Mazières, 2000)

De ce besoin de disposer d’une pluralité de lieux différenciés et articulables où les malades puissent circuler et rencontrer les autres, Jean Oury fera un axiome basique « pour que le projet thérapeutique prenne corps » : l’indispensable liberté de circulation.

… et thérapeutiques

« En essayant d’analyser la structure hospitalière et en la transformant, notre objectif a toujours été la possibilité d’y faire cette activité spécifiquement psychiatrique qu’est la psychothérapie. Non seulement des psychothérapies techniques individuelles mais avant tout des psychothérapies de groupe […]. Nous pensions que la psychothérapie de groupe était l’essentiel de cette psychothérapie parce que, […], dans les faits […] les malades vivaient ensemble, le cas échéant travaillaient et s’amusaient ensemble. La psychothérapie de groupe s’imposait comme rouage essentiel et pour ainsi dire constitutionnel de toute institution psychiatrique qui se dit thérapeutique » (Tosquelles, 1965, pp. 1-5), écrira Tosquelles qui avait déjà expliqué : « Je trouve complètement absurde d’essayer de guérir une plaie par des médicaments internes efficaces, si je laisse la plaie sans pansements ou sans pommades qui la protègent des chocs ou de l’infection de l’extérieur. Or, si je ne sais pas – et personne ne le sait – quels sont les éléments génétiques et fonctionnels sur lesquels nous devons intervenir, je sais toutefois que quelque chose de pathologique se passe au niveau du contact intersocial de nos malades, qu’il y a là une vraie plaie ouverte et que nous devons considérer comme une tâche de première importance de nous occuper des pansements ; c’est modeste mais indispensable » (Tosquelles, 1952, pp. 535-554).

Ses collaborateurs affirment : « Nous pensons que […] le club joue réellement un rôle thérapeutique […] : c’est le lieu où le malade peut et doit rencontrer les autres, qui sont d’abord autres, c’est à dire différents et angoissants ». (Bonnet, Gentis, 1958, pp. 43-46) Et Tosquelles explique : « S’il est vrai que chacun de ces espaces de rencontre compte de par la forme de ses propres échanges possibles, le sujet lui-même se constitue notamment de par la pratique du passage d’un lieu à l’autre. C’est […] par le passage de l’une à l’autre de ces formes de rencontres répétées avec une certaine régularité, que le sujet en question vient à se ré-élaborer « dans le transfert » et les « références » saisissables du collectif. » (Tosquelles, 1987, pp. 93-96) Il relève dans ces déplacements une analogie « avec les associations libres de la pratique psychanalytique : des mouvements et des déplacements orientés par un travail d’approche prospectif et régressif, […] où le sujet pourra se ressourcer lui-même, par des évocations vagabondes dans le cadre du transfert. C’est dans cette mouvance, avec ses incertitudes et ses fuites, que l’identité singulière du sujet en question devient opératoire ». (Tosquelles, Ibid)

Concrètement, il détaille : « Si on organise le travail dans une perspective thérapeutique dans les hôpitaux, c’est surtout parce que cette activité correspond à l’activité prégnante de notre civilisation, qui se définit comme une civilisation de travail, ce qui justifie l’intérêt porté à l’ergothérapie. » (Tosquelles, 1966/2006) Et il indique : « De l’ergothérapie ce que l’on attend [c’est] le déclenchement de faits de parole, voire de déplacements métaphoriques ou métonymiques. Pour nous, ces faits de parole, même sous la forme d’oppositions conflictuelles diverses, devenaient pour ainsi dire « opératoires » : les vrais « objets » du traitement psychothérapique. » (Tosquelles, 1981, pp. 8-20)

L’organisation du quotidien à Saint Alban a donc été repensée, appuyée sur les « capacités sociales » des malades, en partant de « la conclusion qu’un certain nombre des activités thérapeutiques de type social, […], comportaient comme condition première, […] une large liberté du maniement des fonds, incompatible avec les organisations traditionnelles […] et la bonne marche administrative » (Tosquelles, 1952, pp. 535-554), point de vue soutenu par Georges Daumézon : « Ce qui a fondé l’exigence de la création de clubs et de coopératives de travail, c’est le besoin thérapeutique de réaliser les activités sociales et le travail thérapeutique en dehors du cadre administratif classique. » (Daumézon, 1951) « C’est dans les coopératives de travail et au niveau du Club que se lient la plupart des actions psychothérapiques » (Tosquelles, 2013, pp. 137-142) ; y sont favorisées les « activités constituant l’occasion privilégiée du déclenchement des échanges par où la parole viendra à jour » (Tosquelles, 1969, pp. 377-384).

2)    Des échanges

« C’est par l’échange que la « nature » devient « humaine » assure Ginette Michaud, qui souligne que « la fonction de l’institution d’assurer les échanges inter-humains prend une portée particulière de devoir jouer (là) où par définition il y a rupture de l’échange » (Michaud, 1977). Elle s’appuie sur le travail de Marcel Mauss qui, en déconstruisant la séquence « don/contre-don » (Mauss, 1925), avait souligné la valeur universelle de la question « d’où vient l’obligation de rendre ? » et avait situé l’échange non marchand comme un lieu de rencontre, maillon essentiel de la vie sociale. Pour lui l’objet échangé est un prétexte, un support à la communication ; de même que la notion de politesse ou de convenance est liée à l’évidence de l’échange, « quand quelqu’un dit bonjour, on lui répond ». La perte de telles évidences dans certaines situations de crise expose à une détérioration des liens sociaux.

Se référant directement à cet apport de Mauss, la thérapeutique institutionnelle veut « mettre en place des systèmes ayant une structure symbolique propre, dans laquelle l’obligation d’échanger, de donner et de recevoir soit impliquée dans son existence même. Le circuit des échanges ainsi canalisé suivant une loi locale va permettre […] l’émergence […] de la parole. L’acte thérapeutique sera de permettre à chaque malade de formuler sa demande en l’articulant avec celle du groupe et ainsi de l’introduire dans le cercle des échanges où il peut retrouver sa fonction d’homme libre » (Michaud, 1965, pp. 119-132). Michaud explicitera aussi les nombreuses techniques d’approche des patients psychotiques mises en place à la clinique de La Borde pour faire du lien, pour les faire rentrer dans ce jeu d’échanges, « pour saisir un transfert toujours perceptible, pour recréer une zone de partage qui puisse les attirer sans que la demande de l’autre puisse être perçue comme menaçante, il faut que la demande vienne d’un tiers […] encore mieux si c’est un tiers non humain, donc moins dangereux : un rouage de l’organisation, un objet institutionnel qui fait appel, une réunion où le sujet fait partie d’un groupe, le jardin qui appelle à être arrosé, un trou dans l’équipe de volley qui demande à être comblé là, devant le patient qui regarde la partie, etc. ». « Les exemples fourmillent dans une institution vraiment vivante » (Michaud, 2003) écrit-elle encore, d’accord avec Tosquelles : « Une institution, c’est un lieu d’échanges, avec ce qui se présente ; c’est un lieu où le commerce, c’est-à-dire les échanges, devient possible. Il n’y a de singularité, ou de processus de singularisation, qu’instauré dans un groupe, dans une institution. » (Tosquelles, 1975) Affirmation que Pierre Delion rejoindra quand il expliquera qu’« Horace Torrubia rappelle sans cesse qu’avec la distinction entre le sujet de l’inconscient et le Club thérapeutique, il ne faut pas prendre le parti de l’un au détriment de l’autre, ils sont tous deux nécessaires. Cette bipolarisation pour un même malade entre son inconscient et le pari fait sur sa citoyenneté consiste à utiliser dans les soins ce qui, de l’homme, fait qu’il doit vivre en société, à savoir sa dimension groupale » (Delion, 1995).

Directeur de l’hôpital de Saint-Alban en 1962, après Tosquelles, Yves Racine, s’est beaucoup intéressé aux circuits économiques à l’hôpital, et ses travaux qui parlent non des structures administratives, mais plutôt des rapports entre groupes statutaires restent tout à fait pertinents.

Pour aborder des « comportements paraissant anormaux », il estime nécessaire de posséder quelques notions de base, structurant la norme des échanges. Partant de l’affirmation de Jean-Baptiste Say, un des premiers économistes « classiques » : « La monnaie ne sert qu’à faciliter les échanges », il dissèque d’abord les processus : « Pour qu’un objet fasse fonction de monnaie dans un groupe, il faut qu’il articule au moins deux échanges entre trois échangistes, échanges et échangistes qui autrement ne seraient pas liés ensemble », et pour expliciter : « La monnaie touche trois échangistes, les objets des échanges ne les lient que deux par deux :

- sur le marché, où les échangistes peuvent n’être que deux lors d’une transaction, la monnaie constitue le tiers, référent social articulant cette relation aux autres échanges, autorisant sur d’autres personnes le transfert des dettes et des créances.

- cette monnaie est dans les mains de l’échangiste le témoin concret de la perte d’un produit au profit d’autrui, en même temps qu’elle annule symboliquement la valeur de cette perte. » (Racine, 1967)

Puis, revenant à la clinique il poursuit : « Pour les malades les plus profondément atteints, la tâche essentielle est de tenter d’ouvrir la relation thérapeute-malade, qui se modèle sur l’échange dualiste, à une triangulation des échanges en l’inscrivant dans un système marchand » (Racine, 1967), où « dans l’objet d’échange ou la prestation de service se glisse, se piège ce qu’il en est du désir. Chaque échange peut être l’occasion d’une rencontre où il peut accéder à la reconnaissance, à la symbolisation » (Racine, 1983, pp. 567-575).

Rappelant que « si elle ne dispose pas d’un système monétaire cohérent, une collectivité voit se développer des monnaies surprenantes : billes à l’école, cigarettes, médicaments, petits trocs (pour) avoir de « bonnes relations », toutes tentatives maladroites pour suppléer à l’absence d’échange marchand », il poursuit « l’échange dans l’asile paraît se faire au niveau du troc. Socialiser le troc à travers l’argent […] c’est aller vers une permission d’échange tendant à pouvoir faire se parler sur un autre mode que celui […] de la loi du plus fort ». Il propose donc de « désigner comme monnaie dans un groupe, les objets qui […] articule[nt] entre eux des échanges isolés, qui cessent ainsi de l’être pour devenir des circuits économiques » (Racine, 1967).

Et il affirme, de retour à la psycho-dynamique : « Le psychotique s’abstrait volontiers des échanges. S’il s’éveille à eux c’est souvent pour ne s’inscrire que dans l’échange à deux. Il ne souhaite pas, ou ne peut sans angoisse accéder à l’échange autrement… » (Ibid) Racine poursuit : « Au siècle dernier le législateur a défini la folie comme l’impossibilité de se plier aux lois des échanges marchands et familiaux », ce qui a construit un « appareil administratif de distribution d’une consommation de survie. Les circuits des objets de consommation dans le système sanitaire n’ont rien à voir avec ceux du marché : les objets [y] sont distribués et non échangés. Les consommateurs forcés d’objets d’usage ne peuvent se comporter en échangistes. Ils sont seulement récipiendaires de dons répondant à des besoins qu’on leur suppose. Ils ne peuvent négocier une demande, exprimer un désir10. Les psychotiques s’en accommodent fort bien, et s’en servent comme armure défensive. » (Ibid)

Et là où Georges Daumézon a stigmatisé un « microcosme-providence divisé en castes rigoureusement étanches où le malade est maintenu dans un état de dépendance et de subordination » (Daumézon, 1966/2006), Racine dépeint la dérive « asilaire », où l’organisation générale est fondée sur des cloisonnements similaires et un usage perverti de la hiérarchie. Il stigmatise une pyramide « de subordinations hiérarchiques induisant des dépendances en cascade. La seule monnaie possible est de « payer de sa personne » par des manifestations de déférence, de reconnaissance, ou leur négation, la révolte. […] Un tel système asilaire répond  à la fois à une demande de la société, et à une demande du monde psychotique. Or traiter n’a jamais consisté à combler les vœux du malade » (Ibid), conclut-il.

3)     Club et échanges

« Un Club, c’est peut-être ce qu’il va y avoir au fond de la cour, ou dans une pièce oubliée du quartier, où il  y aura une petite réunion de quelques malades, des fois de façon clandestine, […] il y aura un comptoir de vente qui sera articulé avec d’autres, et c’est tout. C’est peut-être ça qui vient agiter un petit peu les relations, pour que ça parle autrement que dans la norme habituelle, et à propos de quelque chose […] ; c’est à propos, par exemple d’un paquet de cigarettes, à propos de je ne sais quoi qu’on achète à un comptoir, à un bar, ou à propos d’une sortie qu’on fait, etc. que ça va parler d’une autre façon que dans la quotidienneté toute tracée d’avance de l’administration hospitalière » (Oury, 1968) dira Oury qui écrira aussi que « le club est une structure collective destinée à empêcher un blocage des échanges » (Oury, 1999, pp. 25-31). En 1959, il a présenté magistralement la fonctionnalité de ces Clubs thérapeutiques : « Il est très instructif et très utile pour le traitement des malades mentaux d’étudier et d’ordonner à l’intérieur d’un Club le circuit de l’argent et des marchandises », poursuivant : « L’étude d’un Club permet de spécifier toute une gamme de réunions ; mais celles-ci n’ont de sens et d’efficacité que si elles reposent sur un système d’échange de marchandises. C’est une loi fondamentale qu’on ne peut pas transgresser. » Il continue en poussant l’interprétation des effets du club ainsi : « Un individu qui s’y introduit, pris inconsciemment dans ce filet de prestations, s’engage par sa simple présence dans un circuit d’échanges orientés suivant une loi spécifique. La « circulation des marchandises », ainsi que le langage d’une communauté, obéissent, chacun à sa manière, à un ordre symbolique dont la structure n’a rien à voir avec celles [des] théories modernes de la communication. Il nous faut particulièrement insister sur ces faits : nous sommes des psychothérapeutes et non des zoologistes ; nous avons affaire à des hommes, malades ou non, donc à des êtres qui se distinguent des animaux parce qu’ils sont doués de la parole ; cette parole est notre instrument de travail, elle nous constitue foncièrement et nous situe dans le monde. Le sujet est tissé de langage. Ce langage a à voir avec le système des échanges matériels. C’est bien banal de constater que le sujet se met à parler s’il est placé dans des circonstances qui favorisent la dialectique des prestations et contre-prestations. Le Club a pour but de créer ces « circonstances » et de faire apparaître la structure même du signifiant, son articulation. » (Oury, 1976, pp. 56-99)

4)    L’argent

Les discussions des années 50/60 ont beaucoup lié l’argent et les malades par leur travail. Le statut d’aliéné a longtemps empêché de négocier leurs capacités. Il avait d’abord été ordonné que « dans tous les établissements où le travail des aliénés sera introduit comme moyen curatif, l’emploi du produit de ce travail sera déterminé par le règlement intérieur » (Ordonnance du 18/12/1839). Mais « la doctrine administrative s’est paradoxalement fixée dans des formes rétrogrades : alors qu’en 1844 la circulaire du 6 août estimait que le produit du travail appartenait au malade, les règlements modèles de 1857, 1892 et 1938 disent textuellement que « le produit du travail appartient à l’établissement ». Cependant en 1911, l’Inspection Générale demandait qu’on s’inspirât du règlement des hospices accordant aux malades le tiers du produit réel de leur travail » (Bonnafé, Chaurand, Tosquelles, 1947) Ces fluctuations règlementaires témoignent de débats politiques aux balancements persistants  : quelle place accorder aux « insensés » auxquels la loi de 1838 imposait systématiquement « l’assistance » du statut d’incapables majeurs, l’interdit juridique de gérer leurs propres affaires ? Philippe Rappard raconte un moment décisif, en 1947, quand « Tosquelles avait fait modifier le règlement intérieur de Saint Alban ainsi : « Le produit du travail des malades appartient à l’établissement, à l’exception du travail fait avec les outils et matériaux appartenant aux malades eux-mêmes » (Rappard, 1955).

Et Tosquelles expliquera : « Nous avons animé en Lozère une Société d’Hygiène Mentale qui réunissait beaucoup de monde, instituteurs, curés, fonctionnaires, politiciens, juges, notaires, syndicalistes, assistantes sociales, médecins. Notre but était la qualité de l’accueil de la folie – et donc des fous – dans la cité. Ce pont entre les activités internes et extérieures nous était aussi indispensable pour doter le club et les coopératives d’ergothérapie d’un statut socio-économique extérieur à toute mainmise administrative exclusive, y compris celle du médecin-chef ou du directeur. » (Tosquelles, 1981, pp. 8-20)

« Lorsque la Ligue d’Hygiène Mentale du Centre11 eût créé une « commission d’organisation des ateliers d’ergothérapie dans les maisons de vieillards, d’infirmes ou de diminués », un groupement d’ergothérapie organisé dans sa section lozérienne permit que « les outils et les matériaux (soient) alors fournis par l’association » (Rappard, 1955). Par ce détour habile, ils sont alors propriétés collectives (dimension qu’introduit l’emploi du pluriel dans la modification du règlement intérieur) et échappent à l’emprise économique de l’établissement.  « Le club Paul Balvet, constitué en 194712 se doubla, en 1950, de coopératives d’ateliers dont le contrôle économique était assuré par une sous-commission », et Rappard conclut : « l’étape club/ateliers coopératifs marquait ainsi l’autonomie des relations sociales des malades et permettait l’accès à une « thérapeutique active ». (Ibid, 1955).

Ré-organiser le travail a donc fait évoluer le cadre juridique d’un projet toujours orienté par les soins : « La découverte objective de tu-Autrui ne se fait qu’à la suite d’une dialectique des Nous. Tout le problème de la vie sociale doit être organisé dans un ensemble cohérent dont les ressources puissent être tirées du produit du travail, de la façon la plus directement et palpablement ressentie par les malades. C’est l’organisation coopérativiste qui s’avère offrir le plus de prises thérapeutiques. » (Tosquelles, Million, Fargeot, 1955, pp. 71-104) Cette conception a justifié l’orientation du niveau d’ergo et de social-thérapie de Saint Alban, autour des ateliers coopératifs : « Ce type d’atelier est une communauté de vie, où le malade doit pouvoir s’engager avec  initiative, spontanément et en prenant des responsabilités ; par les problèmes créés par la circulation de l’argent, les liens vécus par les malades dans les différents groupes se concrétisent » (Tosquelles, 1952, pp. 535-554) ; « à travers le travail, non seulement des malades (peuvent) investir à l’intérieur du groupe de travailleurs et dans la matière travaillée quelque chose d’eux-mêmes, mais l’objet fabriqué, par sa portée sociale, ouvr[e] le groupe vers l’extérieur. Ainsi se tissent des relations complexes qui contribuent à la structuration de la « gestalt de moi et du monde ».» (Tosquelles, 1966/2006, p. 21-64)

5)    Quelques questions de gestion

« Établir une « bonne administration » et une « bonne comptabilité » à la base de tout instrument d’ergo et de sociothérapie, se trouvent être des exigences thérapeutiques de premier ordre. » (Tosquelles, Million, Fargeot, 1955, pp. 71-104)

L’autonomie 

Rappard affirme que « les thérapeutiques de groupe, qui visent à actualiser la sociabilité latente, ne [peuvent] être pratiquées que dans la mesure où les malades [peuvent] se concevoir comme sujets actifs. Pour bénéficier réellement de ces thérapeutiques, [ils doivent] vivre leur émancipation par rapport aux autorités de tutelle administratives et médicales. La liberté de maniement des fonds, les problèmes de production et d’échanges doivent pouvoir se poser spontanément. C’est vers cette émancipation éminemment favorable aux thérapeutiques de groupe que visent les Clubs ». (Rappard, 1955)

Mais les manipulations concrètes d’argent génèrent vite tentations et soupçons. Daumézon rapportait déjà en 1951 que « très souvent [les] ateliers ont été à l’origine de malentendus, de conflits ou d’irrégularités administratives, caisses noires etc. Si l’on voulait que l’organisation de travaux réalisés par l’initiative du personnel et des malades puisse être ainsi les fondements d’une vie sociale organisée, il fallait encadrer ces initiatives. L’association amicale était alors justifiée qui encadrait le Club dans une structure juridique ». (Daumézon, 1951) Structures à pleine responsabilité juridique, couvrant la responsabilité de Clubs qui regroupent des « individus dont les échanges sont restreints ou distordus », les associations sont des interfaces souvent utiles, pour créer un espace adapté à la nécessaire autonomie. « Proposant des normes plus souples, elles favorisent et autorisent des échanges insolites, symptomatiques. Cette comparaison entre normes et échanges effectifs permet souvent de dégager le sens d’un comportement apparemment insensé. » (Racine, 1967) Outils de soins complémentaires des traitements, elles en potentialisent les effets.

Pour une « bonne » administration, de nombreuses variantes de statuts ont été proposées. Le point qui paraît essentiel, c’est la recherche, non d’une opposition avec la structure, mais d’une autonomie économique des activités.

Oury insiste dans son rapport : « Un Club ne peut se développer et acquérir une existence autonome que s’il prend en charge certains ateliers d’ergothérapie et s’il a son propre comptoir de ventes. Les investissements sujet-objet et sujet-sujet ne se font vraiment qu’à partir de ce moment. C’est là le principe de la thérapeutique institutionnelle. » Tosquelles qui le cite appuie encore : « Ces deux points de structuration du Club de Saint Alban ont été défendus contre tous les avatars et pressions, comme les piliers essentiels de son architecture économique, qui seule peut permettre les autres développements spécifiquement psychiatriques. » (Tosquelles, 1966/2006, pp. 21-64)

Michaud elle aussi insiste « sur la notion d’indépendance économique du Club. C’est par [elle] qu’on arrive à la reconnaissance du malade mental en tant qu’individu, à la seule forme d’ergothérapie qui nous semble valable, car elle donne au malade une liberté, une responsabilité réelle. Cette indépendance économique ne permet aucun paternalisme du directeur qui doit, pour s’adresser au Club, en référer à un organisme extérieur au comité de sa propre clinique » (Michaud, 1977). Et Oury qui assure qu’un « club c’est d’abord  de l’autogestion, à laquelle participent bien sûr les soignants », détaille : « Le club ne peut remplir (sa) fonction que si tous les malades et le personnel organisent une gestion concrète matérielle, économique, financière, pas en prise directe avec les lois de gestion de l’établissement, lequel reste toujours articulé avec l’État. Cela est valable aussi bien au niveau de l’hôpital que des structures intermédiaires, d’un « foyer », de tout ce qui est mis en question par l’existence d’une « personne » psychotique. » (Oury, 1993, p. 567-575)

Henri Ey, témoignera de ce qu’il a perçu à Saint Alban : « Sous cette « administration » quasi-autonome, tout dans la vie quotidienne renforce cette lutte contre l’anéantissement par la névrose ou la psychose » (Ey, 1952, pp. 579-582) ; et Rappard à propos de Bonneval : « Le caractère économique prit une valeur très importante qui eut pour résultat de donner aux malades une part importante de la gestion de leurs activités, de leur faire vivre leur émancipation. » (Rappard, 1955).

Marie-Françoise Le Roux a, elle, constaté que « l’institution du Club va relancer l’utilisation thérapeutique des ateliers d’ergothérapie : l’absence d’indépendance économique limitait la possibilité d’activités… il y avait là un exemple de ces activités trop structurées ayant perdu beaucoup de leurs potentialités thérapeutiques. [Leur] reprise dans le système global du Club, la possibilité de gestion, la création d’un circuit d’échanges économiques vont replacer les ateliers dans une perspective thérapeutique » (Le Roux, 2005, p. 110).

Faudrait pas qu’il meure

Stupeur au Club, ce matin-là : 750 € ont disparu du compte bancaire en 7 chèques.

Petit larcin, colossal rapporté au budget ! Une fois payées toutes les factures le compte sera à sec ! S’il n’y a plus d’argent, comment continuer les activités ? Le cheval, les séjours thérapeutiques ? Et le fonds de solidarité ?

Incompréhension, fébrilité, colère envahissent. On s’active avec angoisse : la gendarmerie conseille de consulter la banque, de tenter un arrangement. À la banque les copies des chèques litigieux révèlent la signature d’un ancien, décédé il y a quelques mois… 

Un scénario apparaît : le trésorier du Club a pris deux carnets de chèques, en a gardé un pour lui ; il a dépensé l’argent, mais sans mettre le compte à découvert : il sait les factures à venir. C’est un bon trésorier, aux compétences techniques reconnues, il avait la confiance des soignés et des soignants. 

Côté soignants, ça barde en réunion : 

- entre ceux qui exigent réparation 

- et ceux pour qui l’évènement réveille une opposition soudain virulente : « Quand ils ont la signature du compte, ils le vident. La psychothérapie institutionnelle, tu parles ! Ailleurs, il n’y avait pas de Club, ça n’empêchait pas les activités et les ateliers, ni les malades de se soigner ».

Une question arrive quand même à se faufiler : « Avec qui se soignera t-il si, nous aussi, nous le laissons tomber ? Il a déjà épuisé tant de monde », et une lecture psychopathologique émerge : le Club a servi de scène à l’expression de la souffrance de Patrice ; le vol prend l’allure d’un acting-out, par lequel il alerte l’équipe et le Club sur sa détresse. Ça lui a peut-être évité un passage à l’acte autrement plus grave : il n’a pas braqué une banque, ni une grand-mère du quartier. C’est le club qu’il a agressé ! 

À la réunion du bureau, la colère domine : « c’est dégueulasse. Il faut porter plainte ; c’est du vol. Il y a des tribunaux pour ça ». Coupable, punition, le Club c’est l’affaire de tous, comment a-t-il pu faire ça ? Le débat gagne la salle d’attente, pleine comme jamais. 

Monsieur  J. est là, petit vieux assis dans son coin. Il ne dit rien, les yeux fermés, peut-être ailleurs,  comme à son habitude quand il attend sa consultation pour exposer ses idées délirantes. Mais soudain dans un silence sa voix résonne : « et comment il va faire pour s’en sortir après ça ? »

Surprise de l’inhabituel ? Pertinence du questionnement ? En tous cas cette phrase fait déclic, la tonalité de la réunion change : on se souvient qu’« il n’allait pas bien, son père non plus…». On rappelle son attachement au Club, son souci des affaires budgétaires. 

S’inquiéter de l’état de Patrice amène à chercher des solutions pour reprendre contact avec lui, car il a disparu de la circulation, ne vient pas à ses consultations et fuit les visites à domicile. Monsieur J. s’angoisse : « Faudrait pas qu’il meure cet homme-là ».

L’idée surgit alors de lui apporter un courrier proposant un échéancier. S’il l’accepte, la dette sera inscrite comme une avance du fond de solidarité.

Et, comme une évidence, Monsieur J. se retrouve délégué à cette démarche délicate avec une autre adhérente.

La reconnaissance, collectivement assumée, de sa malversation et de sa capacité à réparer ont limité la toute puissance de Patrice. Depuis qu’il a pu revenir, la dimension hétéro-agressive et destructrice de ses comportements s’est beaucoup atténuée. 

Quelques années plus tard, il retrouvera en souriant l’infirmière conseillère technique lors du vol : « quand vous étiez au club, …, oh là, là, qu’est-ce que j’allais mal à l’époque, c’était dur ! »

Monsieur J., lui, a gardé son air absent, mais son bon sens et sa vigilance, désormais connus sont sollicités à l’occasion.

                                                                                                                           Document personnel

La comptabilité

Trop souvent encore la gestion concrète de la trésorerie par les personnes les plus concernées, est différée pour des craintes ou des « raisons » qui méritent d’être régulièrement ré-interrogées, car « c’est à partir du moment où un homme est considéré comme comptable de ses activités qu’il peut échanger avec d’autres le prix et le poids de ses actes » (Chanoit, 1995).

Nous n’évoquerons ici la question des subventions, sources de tensions et/ou de conflits habituels, qu’à travers le rappel de quelques notions élémentaires, d’évidence :

- « Le budget de l’hôpital n’a pas vocation à supporter les dépenses induites par l’activité d’une association. » (AP/HP, 2009) Celle-ci doit donc prévoir d’avoir des ressources propres. Diversifier les sources de financement oblige à des efforts d’imagination, c’est aussi l’occasion de multiplier des démarches motivantes qui mobilisent le dynamisme des clubs.

- Par contre, on peut tirer argument du fait que « les subventions de l’administration, constituent la contre-valeur des services que le Club lui rend, en organisant à sa place la production des malades, leurs loisirs et une part de leur consommation » (Racine, 1967). Encore faut-il alors « notifier dans la convention (entre le Club et son financeur) qu’il n’y a donc pas lieu, pour l’établissement, de prévoir des charges spéciales en vue de l’organisation de jeux, loisirs et sports » (Tosquelles, 1958, pp. 83-93) Enfin « compte-tenu de la circulaire de février 1958 », si la gestion du fonds de solidarité relève des activités de l’association, « une dotation au fonds de solidarité » (Ibid, pp. 83-93) peut compléter les subventions de l’établissement, en appui de l’apport des ateliers.

- Et puis bien sûr, l’octroi d’une subvention ouvre un droit de regard des comptables des finances publiques sur la gouvernance de l’association. Dans tous les cas, « l’établissement public de santé qui subventionne l’association doit pouvoir accéder aux informations relatives à l’activité. Il pourrait (donc) à minima être envisagé que le versement d’une subvention soit lié à la présence d’un (de ses) représentant aux réunions des instances de l’association » (Lard (de), 2011)

Ce « contrôle » sera, nul besoin de l’expliquer, très dépendant des relations entretenues avec l’administration distributrice.

Plus directement en phase avec une analyse clinique, Jean Ayme affirmait : « La gestion, le maniement de l’argent présente un intérêt certain. La connaissance des divers postes budgétaires, de la comptabilité, la notion d’avant, d’après, de plus, de moins, tout ce jeu arithmétique facilite le recentrement temporo-spatial et la relation à l’autre, aussi bien dans la comptabilité individuelle que dans (celle) de l’atelier, de la commission ou de tout autre organisme de gestion où (on) a été désigné ou élu. » (Ayme, Torrubia, Rappard, 1964, pp. 1-10) Trente ans plus tard il complète : « Le maniement de l’argent est un puissant facteur de désaliénation, permettant de distinguer ce qu’on désigne alors par ergothérapie des banales techniques occupationnelles. » (Ayme, 1995)

Et Oury qui dira : « souvent chez le psychotique l’argent vrai a une signification personnelle et une ouverture à d’autres possibilités. Il suffit parfois de lui donner de l’argent pour que ça circule » (Bulletin technique du personnel de Saint Alban, 1961), est approuvé par les Angevins dont la pratique concrète permet d’affirmer que le maniement de l’argent, « plus que du troc, c’est une sophistication des échanges : le moteur du Club, c’est l’argent. Ce sera à propos d’argent que l’on parlera d’autre chose, et ce, au travers des échanges économiques, support principal motivant les prises de parole. L’argent, agent provocateur et stimulant oblige à la communication, permet la mise en relation avec une certaine réalité qui concerne soi et les autres » (Collectif de soignants-Sect.3, 1991, pp. 35-44)

Jean-Louis Colmin, lui, a décrit des ateliers « riches de virtualités thérapeutiques ; les échanges économiques étant un facteur puissant d’échanges de langage ». Il l’illustre avec une réunion où « la discussion sur une répartition d’argent permet des comportements très variables, et l’échange d’idées sur des sujets aussi variés que l’assiduité au travail, le respect du matériel appartenant au club, l’appréciation de la difficulté des différents postes de travail. A cette occasion, se nouent et se dénouent des liens. L’existence de discussions de soignés sur les réalités économiques diverses de l’atelier augmente la valeur thérapeutique de celui-ci, il devient un des lieux privilégiés d’affrontement et de prise de contact entre le « je », le « tu », le « nous ». » (Colmin, 1961)

Il illustre bien là que cette gestion monétaire concrète « permet la prise en compte de valeurs différentes, spécifiques. Il ne s’agit plus seulement d’une coproduction d’objets, mais encore d’une coproduction de soins réciproques. Des valeurs, marchandes seulement dans les échanges des coopérateurs, pourront être prises en compte : « gentillesse », « bons rapports », « entrain », « progrès vers la guérison », ou « mauvaise humeur », etc., prennent ici une valeur d’échange » (Racine, 1967)

Ressortent là les réunions déjà évoquées par Oury, outils complémentaires indispensables : le Club ne peut prendre son sens que si les échanges économiques, qui permettent aux groupes de gagner en autonomie, restent des prétextes aux échanges relationnels : « Si l’on oublie que les objets fabriqués, réalisés à l’atelier pour être vendus ou non, […] que le match de football, que la partie de belote, […] que le « bon » fonctionnement de la cafeteria, ou le déroulement d’une réunion de pécule pour sa « juste » répartition, […] que tout cela ne constitue qu’un éventail de conditions, supports aux relations entre les membres de la collectivité, on oublie aussi que ces relations sont le moyen de traitement de la maladie mentale. Si on oublie cela, n’importe quel hôpital peut devenir une bonne usine de production de fleurs artificielles, un club perfectionné de loisirs organisés. » (Rothberg, 1968, p.32)

6)    Discussion

Bien sûr il faudrait aussi faire part d’autres réserves exprimées par nombre de nos auteurs, tant il n’est pas de système soignant immédiatement disponible sur le marché ou sur catalogue : « Nombre d’entreprises ergo et socio-thérapiques ne furent jamais que des cache-misère plaqués sur une structure inchangée. Les institutions que nous venons de décrire ne doivent pas être considérées comme des modèles à plaquer formellement dans n’importe quel établissement », au risque qu’« elles (ne) s’étiolent comme nombre de techniques psychothérapiques transplantées, au gré des modes, sans acclimatation préalable, sans préparation de terrain » (Racine, 1983, pp. 567-575), alerte Racine, quand Ayme et Rappard eux préviennent : « il serait illusoire et dangereux de se laisser fasciner par cette possibilité d’autonomie d’une communauté de malades mentaux. Ce n’est pas l’institution qui soigne, mais l’institutionnalisation » (Ayme, Torrubia, Rappard, 1964) qu’Hélène Chaigneau a magistralement définie : « sa réinvention permanente ».

Tosquelles est plus radical encore : « On serait assez myope de demander à ce club « idéal » d’être la seule possibilité pour les malades de s’exprimer ; comme si cette expression pouvait apporter à elle seule la guérison » (Tosquelles, 1966/2006, pp. 21-64), rappelant par là l’existence d’autres techniques de soins et l’absence de dogmatisme nécessaire pour pouvoir proposer un accompagnement « sur mesure » et non « en prêt à porter ».

Il faut aussi entendre Racine quand il avertit qu’un appareillage tel qu’un Club, « complexe et fragile, nécessite un entretien permanent et de minutieuses mises au point pour devenir et rester un support psychothérapique » (Racine, 1983, pp. 567-575) ; c’est le nécessaire effort d’une réflexion et d’une formation permanentes qu’il souligne ainsi. Les capacités à façonner ses outils professionnels, les compétences à les entretenir et les affiner sont là interrogées : pour s’engager dans une démarche de soins, il faut avoir une vision globale de la thérapeutique et une théorie des phénomènes morbides, au-delà de leur description nosographique.

Patrick Boucheron a aussi inspiré ce travail, quand il nous encourage à « lire lentement, laisser faire l’étrangeté des mots, apprendre à leur rendre l’éclat poétique et la force politique de leur nouveauté » (Boucheron, 2012).

Conclusion

L’expérience développée par les Clubs thérapeutiques montre les effets indéniables, sur l’ambiance de la vie quotidienne, d’une gestion réelle des financements confiée aux principaux intéressés, et les bénéfices que peuvent en tirer les chemins du soin. Gagner son propre argent est un marqueur d’autonomie reconnu, le gérer rend concrètement palpable cette autonomie. Que les pratiques de ces Clubs l’attestent est une constatation bien ordinaire.

Mais là, de surcroît, nous l’avons vu : « Accès au symbolique ou pas […] grâce à l’argent, la motivation à communiquer pour obtenir, à donner pour recevoir, s’entend sans doute à des endroits et de manière différente, mais se parle et s’entend.  Le propos [n’est] peut-être pas tant de socialiser les gens que d’utiliser le langage en tant que moyen d’échange et ceci dans un but thérapeutique. » (Racine, 1967)

En suivant le fil de l’argent nous avons pu croiser les principaux étayages et effets d’un Club thérapeutique, polyphonie trop rare ; et montré ainsi qu’il n’est pas inutile de faire la part des circuits économiques concrets dans l’évaluation d’un travail, fut-il inestimable.

Confronter notre démarche avec le questionnement sur les possibilités d’évaluation d’autres inestimables élargit bien sûr le champ des interrogations. Au-delà du cadre du service public l’exemple de cette social-thérapie est-il utilisable ? Comment ? Et par quels regroupements parmi ceux, nombreux aujourd’hui à prendre forme, pas toujours liés à un établissement ?

Y suivre le même fil sera t’il aussi profitable ?

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Jean-Michel de Chaisemartin

Psychiatre honoraire Secteur 29G13, Brest