Comment le retour au travail est parfois un impossible

Résumé.

Cet article aborde les difficultés du retour au travail après un épuisement professionnel dans une perspective psychanalytique. Sont évoqués les effets cliniques psychiques, corporels de la perte de sens du travail. La notion de nostalgie et son histoire permettent un détour pour appréhender la question du retour et du retour au travail autrement.

Introduction : Le malaise contemporain au travail

Le malaise contemporain au travail se décline diversement : souffrance au travail, harcèlement au travail, épuisement professionnel, burnout, stress…. Ces appellations distinctes nomment souvent des tableaux cliniques distincts (à entendre dans leurs ambiguïtés et leurs équivocités) mais ont en partage d’épingler les effets d’une rupture dans le lien au travail qui nous affectent tous. Il n’y a aucun lieu de considérer cela comme les difficultés ou la pathologie des plus faibles et /ou des plus idéalistes. Les travailleurs abîmés que nous accueillons sont pour beaucoup d’entre eux très attachés à un travail où ils sont en quelque sorte tombés en disgrâce. Ces effets ne sont pas indépendants des mutations de civilisation au travail et de la manière dont le travail et les organisations du travail sont traitées.

Il y a bien sûr ceux qui en sont éjectés, exclus par les effets d’un système économique qui fabrique toujours plus de ségrégation : chômeurs, retraités avant l’heure, placardisés…

Il y a tous ceux qui se retrouvent exilés, mis en exil.

Nous sommes ici dans une clinique du sujet, dans sa singularité. Il faut rappeler l’aliénation première, primaire du sujet à l’Autre (parents, petits autres, camarades, appartenance à la culture), le désir du sujet va être de devenir objet d’amour et objet de reconnaissance de l’Autre qui en retour légitime l’existence du sujet.  C’est l’assujettissement du sujet au collectif. Tout sujet est inscrit dans la communauté.

Dans le service de consultation ici même, nous recevons des personnes venues parce que cela était très difficile pour elles au travail et parmi elles, si certaines peuvent retourner dans leur poste de travail, dans leur travail, au travail, pour d’autres cela est un parcours très difficile voire impossible. Il y a eu une expérience d’effroi et/ ou une perte, entre clinique du trauma et clinique de la mélancolie. J’évoque là, le parcours subjectif, à savoir les effets subjectifs d’une sortie du travail et le cheminement à faire pour y retourner. C’est à chaque fois singulier et au cas par cas. On est en deçà des collectifs de travail, on est devant un sujet empêtré et empêché.

C’est de ceux-là et de cela dont je vais essayer de vous parler aujourd’hui.

I. L’impasse avec le travail : quand le travail n’est plus un réconfort. Pâtir au travail.

« Mon rapport au travail a changé » me dit Madame S.  Elle travaille dans le champ de l’action sociale au niveau départemental. C’est une femme qui a traversé un épisode d’épuisement au travail, a été en arrêt de travail longtemps et vient tout juste de reprendre son poste, elle remarque la perte de sens de son travail pour elle, la perte de la confiance qu’elle avait dans l’institution, une autorité qui n’est plus compétente, dit-elle. « On n’est pas dirigé, on n’est pas sollicité, on ne nous répond pas, il y a une forme de mépris, une absence de reconnaissance de l’humain, du service public ».  Elle note deux choses qui sont liées : l’isolement et la perte du collectif. « Collectivement, on n’arrive pas à faire face, on reste accroché à son poste, chacun dans une cellule avec un bureau, un ordinateur ».

Elle utilise cette métaphore : « C’est comme la ruche mais sans butiner ». Butiner étymologiquement a évolué depuis la signification de partager le butin jusqu’à voler de fleur en fleur pour amasser des pollens pour les abeilles. Le butin est un mot d’origine germanique qui a également donné buten en allemand dont le sens est « échanger, troquer ». La langue est intelligente et cette femme remarque qu’on n’échange plus, on ne troque plus au travail. Elle se vit seule avec l’angoisse d’être dans la faute, d’être sanctionnée par rapport à des tâches données sans directive parce qu’il n’y pas de directives. C’est une situation étrange, paradoxale mais fréquente.   De cette solitude, elle dit que c’est insupportable et qu’elle n’a plus de courage mais seulement une peur et un poids.

Le travail est empêché, le corps est abîmé, l’esprit aussi.

Elle a « la maladie de la souris » me dit-elle, c’est le « syndrome de la souris », souris d’ordinateur, c’est un trouble musculo-squelettique liée à l’usage de l’ordinateur (87% des maladies professionnelles sont des T.M.S ou troubles musculo-squelettiques selon un bilan de l’assurance maladie datant de 2015 et le « syndrome de la souris » en fait partie). C’est une atteinte du corps. On n’est plus dans la reconnaissance du travail, on abîme le travail des gens. « J’étais impliquée, engagée ». « Servir, répondre au public à ses besoins, c’était une joie, une envie ». C’est le travail empêché. Elle souffre de troubles cognitifs, elle a des trous de mémoire, des difficultés à se concentrer, elle est devenue lente, dit-elle. L’esprit est atteint.

Le travail a une inscription dans l’Histoire et l’histoire de chacun.

Elle est arrivée en France, apatride, réfugiée du Cambodge, alors le travail a été le lieu d’une évolution, il lui a permis de rendre en retour de l’accueil fait à sa famille, de donner à son tour ce qui lui a été donné à son arrivée et ce qui a été donné à son père. « C’était une satisfaction, le travail m’a construite, le travail peut me détruire et me rendre malade. ». On entend le paiement d’une dette personnelle et paternelle.  Là, c’est une atteinte du sujet. On retrouve la dimension socialisatrice du travail et la remise en question de cette dimension qui tend à faire du travail une expérience de plus en plus individuelle, de plus en plus à distance des enjeux sociaux politiques et culturels de la société y compris le dans le domaine du travail social. Cette femme travaille pour les collectivités territoriales où des économies drastiques avec non remplacement des départs en retraite ont lieu. Le marché du travail représente un « espace privilégié de validation de ce que les personnes sont et de la capacité à faire partie de la société ». Vincent de Gaujelac a bien étudié dans un ouvrage intitulé Travail, les Raisons de la colère, ce fait : on retrouve les mêmes symptômes du mal-être dans les secteurs a priori non-marchands la société. Pourquoi ?  Ce sont en effet les mêmes politiques de gestion (la RGPP, la révision générale des politiques publiques) que dans le privé soumis à la rentabilité qui y sont appliquées avec ce mythe moderne du travail, de la réalisation de soi-même au travail, dans un monde où tout le monde doit être rentable, où toute demande doit trouver réponse, où le temps mort doit disparaître. Dans un reportage sur les EHPAD, paru il y a quelques mois, une aide-soignante indiquait qu’elle avait trois minutes et 57 secondes pour aider une personne âgée à se coucher et cette femme disait de façon un peu provocante : « je la jette sur son lit, que voulez-vous que je fasse d’autre ? » en exposant la situation devant la caméra. Il y a un caractère de mission impossible dans le travail demandé à un certain nombre de catégories professionnelles dont les soignants, les travailleurs sociaux et qui se trouve exacerbé aujourd’hui puisqu’il faut répondre à tout et à tous. Une infirmière vient me voir et me raconte les propos de la direction de son hôpital : « vous étiez 37 infirmiers et infirmières, vous êtes passés à 12, bon et bien pourquoi n’êtes-vous pas mieux organisés pour le travail ? ». Cela se passe dans un grand hôpital parisien.

L’amnésie est demandée, la nostalgie déconseillée : il est demandé d’effacer son expérience professionnelle, ce que l’on veut transmettre aux collègues, oublier ce qui a été fait avant, oublier pour pouvoir apprendre des choses nouvelles mais surtout pour mieux obéir. « On m’a demandé d’effacer mon expérience professionnelle, celle que je voulais transmettre aux collègues, tu dois oublier ce que tu as fait avant  » dit une agente de pouponnière à un chercheur qui interroge » (De l’activité professionnelle au travail syndical in Travail et démocratie. Points D’interrogation pp 72 – 73 cité par D. Linhart).

Si le parcours de cette patiente nous éclaire sur quelques points du malaise contemporain à savoir la disparition d’un tiers institutionnel, la disparition des collectifs et l’extrême solitude au travail, on peut constater que le travail ne peut plus être un « chez-soi », l’entreprise ou le lieu du travail non plus. C’est comme si le travail était devenu un objet, un objet réel, à perdre, à garder, voire un objet addictif. (Confer la valeur absolue, totalitaire du travail, relevée par Roland Chemama). L’attaque faite au métier et à l’expérience contribue à faire du travail, une expérience personnelle face à « une instance devenue comptable examinatrice, au lieu de rendre des comptes à un Autre à satisfaire » indiquait Charles Melman lors d’une Journée sur le burnout, à Bruxelles en 2017. Avoir bien fait son travail, avoir fait sa part avec les autres pouvait permettre au sujet de dormir sur ses deux oreilles, il était quitte. C’est ce que l’on peut appeler le fonctionnement du travail dans l’ordre symbolique.  C’est ce changement d’ordre (Avec la politique des marchés, nous assistons à la disparition ou l’affaiblissement de la valeur symbolique du travail, et pour un sujet, l’inscription dans la collectivité est devenue incertaine, faire sa part, « aller au chagrin », participer à une œuvre ou un ouvrage commun ne font plus évidence) qui conduit à la perte de sens, à l’absence de reconnaissance qui affecte chacun selon ses coordonnées subjectives. Et la nostalgie viendrait en réponse, c’est mon hypothèse, nommer cette nouvelle forme de l’impossible dans le travail et dans le même temps inviter à y résister.

II. La nostalgie, l’objet perdu et les élancements

La nostalgie, dit André Bolzinger est « un mal culturel au patrimoine ».

La nostalgie est un détour. Ce détour est une proposition pour ouvrir un peu la question exil et retour, nostalgie et travail, reconnaissance et sens.

Histoire, étymologie :

Contrairement à toute apparence, la nostalgie n’est pas au départ un mot grec. C’est une construction qui sonne grec, faite avec « nostos » le retour et « algos » la douleur. La nostalgie, c’est la douleur du retour, du voyage, qui englobe à la fois la souffrance d’être loin et les peines endurées pour rentrer. Mais ce n’est pas un mot grec, c’est une fabrication suisse, suisse allemande pour nommer une maladie recensée dans le champ médical au XVIIe siècle. C’est un néologisme médical forgé par Johans Hofer (fils d’un pasteur de Mulhouse) en 1688. Hofer y consacre sa thèse de médecine à Bâle « DISSERTATIO DE NOSTALGIA oder HEIMWEH ». Heimweh, c’est le mal du pays.

Sur le plan clinique, cette petite thèse traite de deux cas : un étudiant et une paysanne, l’un à l’agonie et l’autre très affaiblie, mais elle innove en mettant en avant que la réussite du traitement est d’autant plus précieuse que le pronostic est sévère. La nostalgie est cette douleur « morale » autant que physique qui attaque le corps des soldats éloignés de leur pays et voyant s’éloigner les perspectives de retour.  « La prescription essentielle consiste à ranimer l’espoir d’un retour au pays ».  (André Bolzinger, Histoire de la nostalgie, p 29) et à faire rentrer au pays les patients.

Il faut noter quelque chose de nouveau qui est l’effacement du praticien médecin qui cesse de prescrire les médications et le maintien à l’hôpital.

Avec le Professeur Zwinger, c’est aussitôt devenu une maladie militaire en 1710. Dans les troupes issues du canton de Bâle, mises au service du roi de France, Louis XIV, mais également dans les régiments suisses qui combattaient les troupes espagnoles aux Pays-Bas, il y avait de nombreuses dépressions nostalgiques et les Suisses désertaient quand ils entendaient le fameux chant des alpages. Cet air des alpages « le Ranz des vaches » est alors interdit dans les camps militaires, jouer cet air à la flûte, le siffler même deviennent des délits. Rousseau, dans son dictionnaire de la musique indique que « cet air chéri des Suisses fut défendu sous peine de mort parce qu’il faisait fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendaient tant il excitait en eux l’ardent désir de revoir leur pays. » (Rousseau cité par Cassin, p18). L’accent est alors mis sur l’attachement à la terre et à la patrie. C’est un petit glissement qu’il faut noter. Dans la seconde moitié du XVII siècle, il est discuté de la prédisposition des Suisses à souffrir de nostalgie dans une dimension plus philosophique.  Il est question, dans l’encyclopédie de Diderot, de « l’air natal ». Diderot, ayant lui-même beaucoup souffert du mal du pays en Russie   fait introduire dans le supplément de l’encyclopédie, l’article « Nostalgie » qui sera signé par Haller. Le nostalgique est celui qui a mal (physiquement) du fait que l’objet perdu produit en lui des « élancements ».

Percy (chirurgien et baron) qui fait le bilan des guerres après l’exil de l’Empereur   propose une révision du tableau classique de la nostalgie. L’essentiel est ce que ce premier exil plus ou moins forcé fait au corps. On perçoit que l’objet inconscient de l’exil a vocation à s’inscrire dans le corps propre. La nostalgie n’est pas un vague regret mais « l’algie », la douleur qui provient des élancements de l’objet abandonné et de son lieu.

Les signes cliniques en sont les suivants : la tristesse, l’obsession, l’insomnie, et les veilles, l’épuisement, le refus de s’alimenter et de se désaltérer, l’inquiétude, les battements du cœur, les soupirs, les fièvres chez un sujet ne réagissant vraiment qu’à l’évocation de son « chez soi » perdu (P. L. Assoun ). Il y a une prostration, une paralysie et une « suractivité d’excitation dépressive « (Ibid.). Cela rappelle la mélancolie. La règle est alors de donner un congé avec un retour au pays mais il apparaît également d’autres modalités thérapeutiques : la venue de la famille, le rapprochement du nostalgique aux objets d’attachement. En écho à la philosophie des lumières, Percy mise sur le pouvoir du langage pour rendre sa parole au désespéré, le guérir par sa propre parole. Il va s’agir de baigner le malade dans les mots qui lui sont familiers. Percy introduit « la cure de bavardage ».  Le contact avec la terre natale n’est alors plus nécessaire, la distance géographique se réduit à une distance subjective : la difficulté de parler de soi.

La casuistique civile de la nostalgie comptait alors parmi les exilés, les étudiants.

C’est intérêt pour la nostalgie s’éteint avec le XIXe siècle où elle prend une tournure plus romantique que médicale et pathologique. Il y a un affadissement de la douleur, de l’atteinte du corps de la nostalgie pendant la période romantique qui fait de l’exil un

« chant désespéré » et d‘autant plus beau. (Ibid. p 44). Elle réapparaît dans les thèses de médecine vers les années 1960/70 avec la question du retour comme centre de réflexion pour les immigrés et émigrés qui, à l’époque sont venus pour le travail et avec une place dans le travail (Tahar Ben Jelloun. La plus haute des solitudes, 1977).

C’est donc pour désigner une maladie des Suisses alémaniques que le corps médical aura fabriqué ce mot de nostalgie comme on dit » lombalgie ou névralgie » qui n’est pas une petite maladie mais une véritable algie, atteinte du corps et de l’esprit. Ce n’est pas pour rien, pas un hasard si c’est au cœur de l’armée, l’armée comme « institution » que cette pathologie est repérée. Les armées craignent dans cette nostalgie, une atteinte au « moral des troupes », une démotivation du soldat étranger. Si l’institution ne tient que par la mise en commun de l’Idéal du moi autour d’un objet, rendant possible l’identification des « moi entre eux », le sujet nostalgique contient une possibilité de sécession. Il se ségrégue « corps et âme ». L’attrait de l’objet perdu revient en boucle pour saborder l’Idéal du moi commun, ce qui produit un raté de l’identification, préjudiciable au lien. (Ibid. p 45 )

Barbara Cassin, helléniste, germaniste, philosophe a écrit un ouvrage publié en 2015 : «   La nostalgie, quand donc est-on chez soi ? A partir d’une question très personnelle, elle répond ce qui n’est pas simplement le mal du pays et le retour chez soi, c’est comme l’origine « une fiction choisie », fixion avec x disait Lacan. Elle reprend deux récits fondateurs : – L’Odyssée, poème d’Homère,  poème de la nostalgie par excellence dont le héros Ulysse fait  un retour sans cesse retardé vers Ithaque , retour qui nécessite un détour et questionne le déracinement et l’enracinement ( c’est une nostalgie fermée  avec errance et retour) , – le deuxième récit fondateur est l’Énéide de Virgile avec Énée et c’est un exil sans retour avec la fondation de Rome,  l’épopée fondatrice qui est aussi fondatrice d’une langue,  c’est la version latine de l’ Odyssée ( c’est une nostalgie ouverte sans retour)

Je vais reprendre cette double nostalgie que Barbara Cassin souligne la nostalgie du même, le Heim, le désir du retour ou la nostalgie de l’autre, le Sehnsucht, le désir d’un objet indéterminé ou d’un idéal.

Le retour d’Ulysse

Le retour d’Ulysse est paradoxal. Lorsqu’il touche la terre d’Ithaque, il ne la reconnaît pas, il a quitté son île depuis 17 ans.  La question de l’Odyssée de savoir si Ulysse est «  revenable », « nostimos » en Grèce, s’il peut retrouver un chez soi »,  s’il va enfin connaître ou non le jour de son  retour ou bien s’il l’a perdu.

Cela fait sept ans qu’il est retenu par Calypso, la nymphe, fille de Poséidon, le dieu de la mer. Il y a la concurrence des amours, l’ancien et le nouveau et celle de l’immortalité de Calypso qui ne connaît ni l’âge ni la mort face à la mortelle Pénélope.

« La nostalgie, c’est ce qui fait préférer rentrer chez soi quitte à y retrouver le temps qui passe, la mort et pire la vieillesse, plutôt que l’immortalité. »  ( Ibid. p 31).  C’est le poids du désir du retour. Ulysse tombe dans le lot commun vieillir, vieillir et mourir.

La reconnaissance d’Ulysse

Le champ XIII du poème d’Homère évoque la méconnaissance première. Ulysse, qui ne reconnaissait pas Ithaque quand il n’y était pas encore, ne la reconnaît pas à présent qu’il y est.  Et Ulysse doit lui-même être méconnaissable pour rentrer car rien n’est plus terrifiant d’étrangeté que le « Unheimlich », que la patrie, le Heimat.  On retrouve l’inquiétante étrangeté de Freud : « cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier » (Freud. 1919. L’inquiétante étrangeté). Ulysse reste loin même lorsqu’il est arrivé, la patrie ne fait pas preuve d’elle-même, pas évidence. Toute l’Odyssée est construite avec la quête de l’identité qui va de pair avec la nostalgie. Cette quête d’identité devient dans le retour à Ithaque un processus de reconnaissance.

Ulysse doit être reconnu de façons successives :

Une reconnaissance par son fils Télémaque comme un vieil homme couvert de loques, rendu méconnaissable par Athéna ou comme un dieu (c’est à dire trop ou pas assez)

La reconnaissance par son chien Argos qui le sent, le reconnaît, par sa nourrice Euryclée qui lui lavant les pieds, reconnaît la cicatrice de la blessure par un sanglier,

Puis par sa femme Pénélope et c’est d’abord la méconnaissance de Pénélope ou plutôt son silence car elle éprouve son mari avec la question du lit nuptial. Il s’agit de l’enracinement du lit conjugal, construit des mains d’Ulysse dans le tronc d’olivier qui est dans la chambre.  Ulysse reste trois jours, il tue prétendants, servante infidèle, se fait finalement reconnaître par son père mais il ne retrouve pas Pénélope dans le lit nuptial.

Le détour d’Ulysse 1

Lorsqu’Ulysse revient chez lui, il n’est pas encore rentré, ce « pas encore » est précisément le temps de la nostalgie, précise Barbara Cassin « pas encore » mais jusqu’à quand. Ulysse part à l’extrême étranger comme le lui indique Tirésias, il repart là où personne ne le connaît, ne connaît ni la mer, ni le sel, ni les navires, ni les rames. Il part jusqu’à ce qu’un autre voyageur, un étranger confonde la rame qu’Ulysse porte sur l’épaule avec une pelle à grain. « Qu’un autre voyageur me croise et me demande quelle est cette pelle à grains sur ma brillante épaule » (L’Odyssée) est le signe ferme de l’ailleurs. C’est cette méprise signifiante qui va être constitutive du rapport entre le propre et l’étranger et qui va opérer reconnaissance. Cette dernière épreuve au loin, planter la rame en terre et faire le sacrifice d’un taureau à Poséidon permet à Ulysse de rentrer chez lui. De quoi la nostalgie est-elle enfin de compte la nostalgie ?  Est- ce une question à double tour ? Barbara Cassin met en tension nostalgie du même et nostalgie de l’autre comme les deux faces de la nostalgie : l’enracinement et l’errance, le mal du pays le Heimweh et le mal du lointain, le fern  weh (la langue allemande permet cette construction). Heimweh pour le désir de retour, une nostalgie fermée avec un temps circulaire et sehnsucht, substantif allemand pour le désir ardent douloureux, manque, pour une nostalgie qui ne revient jamais sur elle-même. Die Sehnsucht poursuit un objet indéterminable, comme le désir, l’objet a si l’on suit Lacan.

Sans doute l’opposition est-elle trop simple, conclut Barbara Cassin.

L’exil d’Enée

Dans l’Énéide de Virgile, Énée est celui que les Grecs ont chassé de Troie et dont l’errance est décrite.  Il n’y a pas plus de désir de retour, il faut alors « prendre racine autrement » ou bien « faire autre chose que racine » (Ibid. 64). A l’inverse d’Ulysse, qui n’est pas encore chez lui quand il est arrivé, Enée, arrivé en Italie, terre inconnue de lui, est de retour à l’origine. Son exil est encore un retour vers l’origine car dans l’Énéide, l’origine est réinventée, elle n’aura pas été celle que l’on croit. Cet exil forcé d’Enée n’aura donc été à son tour qu’une manière de rentrer « chez soi ».

Dans ce long récit, Virgile introduit la nostalgie du passé, celle de Troie détruite et présente dans le souvenir à laquelle se mêle celle de Rome, « un à venir déjà là ». Le but n’est plus le retour mais la fondation, la refondation de Rome.

Abandonner la langue

Pour que Junon laisse Énée en paix, Jupiter doit céder sur un seul point : Énée ne parlera plus le grec mais le latin. L’exil oblige à abandonner la langue maternelle, terre des pères, langue des mères, c’est avec la langue des autres que l’on se fait une nouvelle patrie. D’Ulysse à Énée, on passe du grec comme logos, langue, langage, raison universelle au latin comme langue seconde à « au moins deux langues » de Derrida (Derrida avait exposé ces deux aspects apparemment contradictoires : « on n’a jamais qu’une langue », « On a toujours au moins deux langues ») , du logos aux langues et à la traduction.

Deux façons d’être monolingue : la manière grecque d’où découle une opposition tranchée entre grec et barbare et la manière latine, mono linguiste avec altérité incluse. La fin de l’exil, l’installation de fondation est un métissage, l ‘exil devient le paradigme de la condition de la langue maternelle. En tant que langue, toute langue est hors-sol, exilée nous sommes tous des exilés. Cela veut dire que l’expérience d’être exilé, de ne pas être chez soi, nous la faisons tous parce que nous sommes des êtres parlants.

III. Le retour dans la nostalgie, l’impossible du travail : impuissance ou / et impossible

Après ce détour par la nostalgie, faisons un retour sur la nostalgie énoncée dans le monde du travail. Dans ces histoires de blessés au travail, il y a quelque chose d’atteint sur ces deux bords, le même, le « chez-soi » n’existe plus, ou ne se retrouve plus et l’autre, le désir, le sens ne sont plus là,  le retour est dit impossible. Cela me permet, nous permet de lire un peu autrement ce qui fait « malaise au travail ». Nous pourrions le lire avec le discours du capitaliste dont Lacan parle dans le discours de Milan et où il pointe que le sujet est ravalé à l’objet, objet a, objet jetable, un sujet devenu un objet jetable et il en indique qu’il est « voué à la crevaison ». Ce détour par la nostalgie attrape ou fait le tour de ce lien cassé ou abîmé avec le travail et révèle ainsi ce qui a pu être un fantasme, une fiction pour tenir ce lien. Chez cette femme dont je parle au début de mon exposé, on entend bien que lorsque le cadre du fantasme tombe, elle est face à un vide : « le bureau, l’ordinateur, le vide seul et sans autre “. Elle est face à une réalité insupportable (Freud), un réel (Lacan), impossible à symboliser et cela se répète. Toute la question va être de savoir si le cadre peut être réinstallé pour et par elle. A propos de la rencontre du réel comme catégorie logique à côté de l’imaginaire et du symbolique, de ce réel qui est du côté de la catégorie de l’effroi du cauchemar, de l’intrusion : « Le réel, c’est ce qui apparaît chaque fois que le champ phénoménal n’est plus éclairé par le pinceau du fantasme » ( C.Melman, Lacan contre Freud, page 221. 2017).

Du côté de la reconnaissance, il y la fameuse quête de reconnaissance dans, par, au travail, on peut dire qu’elle est un puits sans fond si dans le social, un travailleur n’a pas sa place au travail avec les autres et si dans le champ subjectif et au niveau de l’inconscient, un sujet n’a pas repéré un peu ses coordonnées subjectives et la possibilité de le faire.

Sinon, c’est le surgissement du réel avec l’effroi et on est très proche du traumatisme et de ses déclinaisons cliniques avec l’effraction qui suscite une angoisse extrême ou une sidération. Cette angoisse peut organiser tous les évitements : Évitement du hall d’entrée du travail et changement de trottoir, évitement de l’immeuble, du quartier voire de l’arrondissement, de la ville, parfois c’est à l’intérieur du lieu du travail, évitement des réunions, évitement des tâches de travail… Le travail n’est plus un « chez-soi », n’est pas un « chez – soi », n’est pas un « heim », ce n’est pas un lieu au sens subjectif, cela ne fait plus « lieu » dans l’entreprise, dans le service, dans le poste. Et c’est encore quelque chose d’un peu différent que de ne plus avoir sa place. L’inquiétante étrangeté de Freud, l’´ Unheimlich qui inclut cette part de familier- non familier pourrait ainsi nommer cela, ce jadis et ailleurs que la patiente ne retrouve pas.

Si nous suivons Ulysse, qui pour être reconnu, n’en a pas moins à reconnaître Ithaque lui-même, gardons à l’esprit l’Odyssée comme une fiction, « fixion » avec 1 x disait Lacan. Pour être reconnu, il faut un parcours de reconnaissance par les familiers et par un étranger et il faut sortir de l’Unheimlich grâce et avec un tiers. C’est la méprise signifiante, comme une opération signifiante par ce tiers étranger du propre d’Ulysse qui fait reconnaissance et lui permet le retour.

Conclusion : Impossible et  limites

Pour revenir à la question du réel rencontré, une des définitions données par Lacan est « le réel comme impossible ».  Il s’agit de l’impossible comme catégorie logique mais cela nous intéresse puis c’est souvent ce qui fait buter quelque chose dans la prise en charge et pour le patient. Il s’agit cet impossible, non pas de l’éliminer, mais d’en prendre acte pour le patient et pour nous.

Il faut préciser que l’impossible n’est pas le contraire du possible. Quand cela trébuche, au sens de « ce n’est pas possible », « pas réalisable », on est plutôt du côté de l’impuissance et là on peut continuer à travailler avec le patient pour l’aider à trouver une voie, un mode, son mode de retour dans le monde et le monde du travail par exemple. On pourrait à ce titre ranger toutes les difficultés éprouvées par un sujet et les embûches rencontrées pour le retour au travail dans le champ social du côté de cette impuissance.   Or, la dimension d’impossible est plus du côté de l’objet perdu et de sa quête infinie ravivée par une autre perte celle du travail ou de quelque chose perdu au travail. Cela fait parler de demande de reconnaissance, quête de reconnaissance dans le travail.  L’impossible vient là avoir cette fonction de limiter la quête. Je cite Luis Izcovich : «..moins qu’un principe de restriction, l’impossible a une fonction vitale, limiter la casse du sujet sous commande de la pulsion de mort. » Il parle du travail de la cure analytique mais cela m’intéresse de le déplacer pour le travail où on peut lire cet engagement à mort dans le travail, tel dans le burn -out, comme la fonction impossible qui ne tient plus. (L. Izcovich, L’impossible dans l’expérience analytique, L’En – jeu lacanien, 2006)

La nostalgie n’opère- t- elle pas comme un cheminement, comme un processus qui prend en compte cet impossible comme limite ?

Bibliographie

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Ben Jelloun. T, La plus haute des solitudes, 1977

Bolzinger A., Histoire de la nostalgie, Éditions Campagne Première, 2007.

Cassin B., La nostalgie, quand donc est-on chez soi ? Éditions Autrement, 2015.

Chemama R., Le travail aujourd’hui?  Le discours psychanalytique, 1994, 12, pp 11-20

Derrida J., Dufourmentelle A., De l’hospitalité, Clamann-Lévy, 2017.

Freud S., Le malaise dans la culture, 1930, Éditions PUF, 1995.

Gaujelac de V., Travail, les raisons de la colère, Editions du Seuil, 2011.

Izcovich L., « L’impossible dans l’expérience analytique », L’En – jeu lacanien, 2006.

Lacan J., Proposition de 1967, Autres Ecrits, Seuil, 2001.

Lacan J., Le discours de Milan ? 1972 ?  Lacan in Italia 1953-1978

Linhart D., Perte d’emploi, perte de soi, Éditions Erès, 2009

Linhart D., Pourquoi travaillons nous? Editions Erès , 2010

Melman C., Lacan contre Freud, Éditions Ères ,2017

Zweig S., Le monde d’hier. Souvenirs d’un européen, Bellefond ?1993.

Pascale Moins

Psychiatre, psychanalyste, médecin chef de service des consultations

Fondation l’Élan retrouvé