Ce que les patients nous transmettent

Résumé. Notre propos sera une tentative de mise en perspective des éléments d’une logique de la transmission autant que la transmission elle-même,  logique comme position par rapport au savoir ou même plutôt  au non – savoir. À partir d’un premier point qui est la rencontre avec un patient, seront dépliées et articulées  la question de l’altérité, celle de la séparation instituante, la position par rapport à un point de non savoir. Le non savoir est à entendre là dans sa différence avec la connaissance trompeuse,  comme un savoir du côté du docte ignorance. Au travers des notes  cliniques seront abordées  l’acceptation d’être déplacé et transformé par le patient,  la capacité à s’ex- situer par rapport à l’institution mais également à sortir de la fascination produite par les dires de certains patients. Cette transmission parfois invisible de la part des patients vient interroger notre savoir-faire de psychanalyste mais également notre savoir- faire clinique  de praticien en institution et notre responsabilité.

Article.

« Le savoir-faire clinique est nécessairement l’éloge du non savoir, de l’ingénuité et de l’incertitude » « Ce que nous pouvons transmettre de la pratique  qui est la nôtre, ce ne sont bien souvent pas  les choses elles-mêmes, mais plutôt ce qu’il y a entre les choses, ce qui les sépare et les unit, une sorte d’éther dont pourtant il faut toujours pouvoir dire quelque chose… il y a des incertitudes fertiles, des  vertus à l’ignorance et notre expérience nous a enseigné qu’il peut être précieux de faire un peu confiance en sa propre incertitude, de l’explorer . C’est même à mon sens une attitude éthique. Et  je crois que c’est une attitude fondamentalement psychanalytique en psychiatrie  » c’est une phrase du texte de Jean-Eudes Maille, Soins psychiatriques et traitement de l’Autre.

Pour aborder la question de la transmission depuis cette place, ce point de vue de ce que les patients nous transmettent,  je vais me tenir du côté d’une certaine ingénuité avec le savoir-faire clinique et d’autre part,  je vais croiser,  déplier la logique de la transmission, une logique et sa position appuyée sur le non – savoir . Pour tenter de cerner le processus de la transmission à partir du patient, je reprendrai bien sûr la parole des patients et tout d’abord la rencontre.

Rencontrer un patient : le chemin vers l’autre, » une relation humaine est-elle possible? »

(Lucien Israël posait cette question à propos de l’éthique)

Alors que je dois préparer mon intervention, trois patients m’en parlent.

« J’ai zéro temps » me dit un patient en s’installant dans le bureau. Je lui souligne que ça va être compliqué de se rencontrer si il a « zéro temps « et que peut-être, on peut s’arrêter tout de suite. Alors,  il veut bien qu’on se rencontre. « Un peu,  pas trop longtemps » , il me dit d’emblée qu’il va falloir que ça aille vite,  que ça change vite et que je fais ce que je veux mais ça doit aller vite. C’est un homme qui multiplie les rendez- vous avec les psychiatres, les psychologues  et psychanalystes qu’il  » rencontre » une fois, deux  fois, presque jamais trois. Puisque, me dit-il, il va tout de suite mieux au bout de deux ou trois fois. « Mieux ? « , je lui demande. « Oui », il m’explique qu’il va mieux parce qu’alors il vérifie que tous ces gens là ne peuvent rien faire pour lui et qu’au fond de lui-même,  il en était sûr,  il va bien,  il n’est pas malade et c’est cela qu’il  est venu vérifier. Il m’a été envoyé pour une hypocondrie. Mais au fond,  au fond vous le voyez, il me dit,  il est sûr qu’il n’est pas malade,  il s’inquiète quand il lit un mot médical, il inquiète son entourage mais au fond de lui,  il sait qu’il n’a rien , au fond ça finit par s’en aller. C’est ce petit point de paradoxe par rapport à l’hypothèse et l’étiquette d’hypocondrie  qu’il va bien venir vouloir travailler avec moi. Peut-être.

Je propose à une patiente d’aller à l’hôpital de jour,  c’est une patiente presque mutique  mais qui vient fidèlement à un rendez-vous mensuel avec moi où elle se tient installée,   très figée,  les mains sur les genoux en me souriant, j’avoue que je ne sais pas bien qu’elle est ma place mais elle ne manque jamais un rendez- vous, je me suis résolue à être un point fixe, le lien qui nous lie est un transfert silencieux de sa part. L’autre jour, de temps en temps je sors du « point fixe”, je lui propose d’aller à l’hôpital de jour et elle ne peux pas me dire non, n’est vraiment pas décidée mais elle finit par me dire ceci »  je ne sais pas comment on fait pour rencontrer quelqu’un « , comme une mise en garde.

Enfin, un autre patient m’explique combien  « ça peut être très violent de rencontrer quelqu’un » .Ce sont deux patients psychotiques, ce qui n’est sans doute pas le cas du premier.

 » Le travail d’être avec l’autre est d’autant plus urgent qu’on a affaire à une personnalité psychotique, un des troubles majeurs de ces personnalités étant comme le souligne Gisela Pankow , la difficulté ou l’  impossibilité d’être avec l’autre( miteinandersein) . Il en est de même de la dialectique du proche et  du lointain, être au plus proche de l’autre c’est assumer son lointain. Cet avec, cette proximité ne peut apparaître que si nous sommes dans le même « paysage »…. d’où la nécessité d’avoir les moyens d’assumer sa propre présence. Présence, non pas simplement être là, mais présence, être en précession de soi-même, être en mouvement, en avant de soi-même. …C’est ce qu’il y a de plus difficile à  articuler, le désir inconscient, c’est-à-dire le transfert. Car le transfert, ce n’est pas l’interrelationnel ou l’intercommunicationnel. Le transfert, c’est le rapport de soi-même à son propre désir. C’est cette sorte de liberté intérieure qui rend apte à accueillir l’autre dans son désarroi. » C’est un passage de Jean Oury dans un petit texte intitulé Itinéraires de formation (qui reprend une partie de son texte Formation et institution psychiatrique).

Lévinas  parlait de respecter au plus proche ce qui est inaccessible « l’opacité d’autrui  »

Il ne s’agit donc pas d’être transparent,  de rendre les choses transparentes  mais d’être au plus proche de l’opacité. C’est d’un autrui,  normopathe, idiot,  schizophrène,  malade,  un autrui dont il est question.

Transmettre

Je vais considérer pour mon propos,  la transmission depuis les patients, du côté de ce que le processus psychique implique autant sinon plus que ce qui est le transmis au sens de l’acquisition d’un savoir-faire,  de nouvelles  connaissances. Lacan disait de façon assez provocante, qu’à défaut de soigner un patient,  on pouvait s’en instruire. Là,  puisqu’il s’agit de la transmission,  je voudrais parler de choses un peu plus complexes  que le simple repérage de nouveaux signes cliniques ou de nouvelles difficultés cliniques  grâce ou  avec un nouveau patient. Je voudrais  essayer de présenter ce qui vient modifier , en retour de ce que le patient nous transmet,  notre pratique et qui vient réinterroger nos connaissances et transformer notre savoir- faire clinique.

Transmettre, le dictionnaire historique de la langue française  d’ Alain Rey nous indique ceci : transmettre est  issu du latin trans mittere qui veut dire envoyer de l’autre côté, faire passer au delà, faire passer quelque chose,  « faire parvenir quelque chose à quelqu’un« ,  C’est cette idée dominante avec le déplacement qui va apparaître dès  le début du XIe siècle. Cette étymologie introduit une nuance, une différence entre transmettre et enseigner, entre transmettre et témoigner. L’idée d’un déplacement vers quelqu’un, l’idée de faire parvenir quelque chose à quelqu’un implique en effet une altérité de lieux,  des places de l’un et de l’autre, une séparation. Au fond, on peut dire: pas de transmission sans séparation. Les enseignants et les praticiens auprès des enfants le savent bien. C’est d’ailleurs toute la question de la transmission dans la psychose  et nous connaissons tous dans nos pratiques ces enfants , ou ces jeunes adultes qui sont des « éponges à  savoir » (Marcel  Czermack) et pour lesquels on peut s’interroger sur ces apprentissages tout seul ou  sans autre.

La transmission  nait d’une altérité des places, si on transmet c’est que logiquement on est pas pareil, sinon on n’a rien à transmettre,  rien à apprendre à quelqu’un ou  bien de l’autre.

Alors,  puisque je fais l’hypothèse,  je ne suis pas la seule,  que les patients  peuvent nous transmettre quelque chose, c’est nous qui devons faire l’avance de cette séparation instituante  avec eux et tenir cette séparation. Il y a altérité des places.  La transmission se fonde d’une négation séparant et instituant l’un qui sait et l’autre qui ne sait pas autour d’un savoir vécu comme nécessaire par celui qui l’a , un savoir vécu comme nécessaire sans forcément le penser comme tel.

Michel Foucault a démonté la position magistrale du sujet supposé savoir plus que les autres et ses effets d’autorité symbolique.

Si le patient peut être un passeur,  peut  me transmettre quelque chose,  c’est que je fais l’hypothèse qu’il a un savoir. Le corollaire est que je me situe dans une position par rapport à un point de non – savoir qui n’a rien à voir avec l’ignorance « crasse  » ou l’a – savoir.

En effet,  c’est presque, pour reprendre l’aporie socratique « je ne  sais qu’une chose c’est que je ne sais rien” une position de non sachant, non sachant tout, de docte ignorance (Nicolas de Cues). Il faut préciser que le savoir et  le non – savoir sont  topologiquement liés  ensemble et ne s’opposent pas.  Le non – savoir est un préalable à tout savoir, il est comme nécessaire à la constitution d’un quelconque savoir à venir. Cette position fait disparaître les idées du savoir faisant reculer l’ignorance. » Ce tissage fait disparaître l’idée d’une dichotomie entre « je sais » et  « je ne sais pas « pour introduire à un » je sais d’où je ne sais pas »  et  » je sais de ne pas savoir. »(Sandrine Calmettes).

Au passage, cela permet de  moins s’empêtrer dans des questions éducatives du type:  les patients qui n’apprennent pas,  les médecins , praticiens qui n’apprennent pas à leurs patients. Cette question de l’éducation thérapeutique ou nouvelle version moderne de l’hygiène est organisée par la même question que celle de l’éducation nationale à propos des enfants sur l’apprentissage scolaire. Elle est aussi au fondement des interrogations sur les thérapeutiques, leurs méthodes et leurs visées. Les débats concernant l’enseignement des enfants reviennent toujours sur cela : la transmission par le maître qui implique que le non  savoir est  nié  du côté du professeur et la pédagogie active où il s’agit de faire fructifier le petit savoir, le petit capital de l’enfant et  où le non – savoir est nié  du côté de l’enfant.

Être transmis  et inventer

« Sauver sa peau, comment faire ? »  Telle est la question que nous pose un patient suivi sur un Centre Médicopsychologique  depuis des années. C’est un monsieur extrêmement gentil, extrêmement sympathique qui travaille dans un institut où il est porteur du courrier (vaguemestre), c’est un Hermès,  c’est-à-dire qu’il distribue les messages. Ce monsieur a beaucoup déliré,  a été hospitalisé de nombreuses fois et mène malgré tout, depuis plusieurs années,  une vie assez tranquille,  au prix de quelques bizarreries ou  restrictions dans sa vie quotidienne,  restrictions qui lui sont imposées par un monde qui le sien. Il mange blanc, c’est-à-dire qu’il choisit tous les aliments en fonction de cette couleur,  le blanc plutôt de cette non couleur. Ainsi, au début il ne mangeait  que des boites de haricots blancs puis,  peu à peu il a mangé du pain,  du chocolat blanc,  des bananes, des yaourts, du fromage et d’autres choses. Cela a été un long travail avec les infirmiers et infirmières,  avec moi pour qu’il accepte d’installer un « chez lui » , un tout petit peu chez lui ,  cela reste éminemment monacal mais il a un petit peu un « chez lui « avec un lit , une chaise,  une lampe et tous ces aliments blancs. Nous avons toujours été respecté qu’il n’en  veuille ou ne puisse en avoir plus. Reste une question qui est un peu ancienne pour lui et qui est la suivante : lorsqu’il se lave, il ne peut pas se sécher avec des serviettes car il perd de la chair,  il perd de la peau « ça s’ébouloche  » me dit-il. Donc il prend des douches et puis il s’assied sur sa chaise et il attend de sécher. Il est inenvisageable qu’il s’essuie avec une serviette car «   cela va partir,  cela va s’ éboulocher  » me dit- il avec angoisse. Alors, nous réfléchissons beaucoup à cette histoire,  nous relisons, nous pensons la question de l’enveloppe,  le moi peau,  la question de l’intime et  de l’extime, la question de la dépersonnalisation, du morcellement, la question du corps dans la psychose. Comment l’aider à faire que son corps ne parte plus en lambeaux, ne se délite plus, qu’il puisse se sécher? À force de réflexion sur ce qui pourrait faire contenant, enveloppe, nous réfléchissons à la question des packs, nous relisons Delion et puis l’un de nous , son infirmier réfèrent a une idée de génie qui est celle du peignoir, un  peignoir blanc bien sûr. Voilà,  c’est l’idée qui paraît un peu simple, évidente,  c’est un peu comme les sorties de bains pour les nourrissons,  quelque chose qui ne vient pas » éboulocher « le corps, ni l’entamer mais l’envelopper. On propose un nom le peignoir du symbolique, un bout d’imaginaire autour de l’enveloppement  et qui touche au réel du patient.

C’est une grande boucle qui concerne un implicite de notre pratique. On traite un problème que nous pose le patient en y répondant sans l’évacuer du tout, sans y répondre par un médicament ou une norme éducative. On part de ce néologisme  » s’ éboulocher  » et de cette douleur du patient.

Il ne s’agit pas là d’être dans le terme à terme, de se contenter de traduire cela en angoisse de morcellement. Et  d’ailleurs comment soigner une angoisse de morcellement ? Je ne sais pas moi. Qu’est ce qu’un corps dans la psychose quand il n’y a pas eu stade du miroir pour le bébé et pas une saisie leurrante certes mais unifiante du moi et du corps ? Comment est-ce  abordable? On accepte d’être traversé par cette question :  » comment sauver sa peau du lavage ? « , de l’entendre au pied de la lettre ,  et de lui proposer au fond une trouvaille , pas simplement de bon sens , une trouvaille  pensée à partir des enveloppes et du bébé . C’est extrêmement modeste et « sioux « à la fois. Encore faut- il s’y arrêter et  pouvoir présenter à un colloque avec des universitaires : « Le coup du peignoir ».  Mon collègue infirmier l’enseigne aux étudiants infirmiers. Moi, j’essaie de vous faire passer qu’on arrive à cela à condition d’accepter ce que les patients nous transmettent. Ce sont ces choses extrêmes et si  insignifiantes à dire  qu’il nous faut les transmettre. S’y loge notre savoir – faire clinique. Nous trouvons là  une façon de traiter les angoisses d’avoir un corps qui part en morceaux,  en vrac. Ça nous enseigne, nous oblige à penser très haut le très quotidien. Et il faut nous partir d’un intransmissible. Ce n’est pas seulement penser le très simple .Il toujours plein de niveaux de réflexion. Il s’agit de traiter le réel, de le traiter avec des mots et des choses.

« L’obligation de se livrer à des décompositions terribles sinon extrêmes pour tenter de mener à bien une activité ordinaire sinon quotidienne », ce sont les paroles d’un patient, c’est quand même ce qui nous oblige à entendre vraiment tout cela. Le patient peut nous faire compétent pour lui, modifier notre praxis.

Transformation  et transmission

La transmission implique non pas une soumission, sous-mission  mais une transformation. Il s’agit d’accepter d’être transformé et déplacé, pas délogé mais déplacé.

On est plus trans-formé que formé dans l’épreuve de la rencontre avec un patient.  C’est sans doute dans la transmission interculturelle, dans la transmission d’une langue à l’autre toujours beaucoup plus visible, lisible. Encore qu’avec un patient nous avons affaire à la langue commune et à sa lalangue. Il y a lieu d’accepter d’entendre ce que nous ne connaissons pas et parfois devant des changements invisibles,  des hypothèses de changements,  il faut y voir une certaine modification , modification du patient mais très souvent modification de notre façon de l’écouter.

Nous savons que ce qui nous enseigne le normal, c’est le pathologique, depuis Freud et d’autres et depuis Canguilhem. Nous   sommes les héritiers d’une culture dont l’humanisme se perçoit à l’attention portée à la parole des plus démunis,  des plus fous. De quelle part de vérité témoigne-t-elle?  Sans doute, “On a oublié l’érudition des aliénistes, on a oublié la vigilance à la parole, fût- elle, délirante.  » La psychiatrie est  la constitution progressive d’un savoir acquis par une observation clinique rigoureuse dégageant des phénomènes suis generis se laissant systématiser en entités étranges ».

Les questions de nos patients viennent nous embarrasser et nous font travailler. Jean-Marc Faucher, dans un livre intitulé « l’automatisme mental Kant avec Clérambault”, est parti de son embarras à répondre à sa patiente :  » les voix ne répondent pas à ses explications. « Pourquoi ça arrive?  et pourquoi ça m’arrive à moi?  Si on avait la réponse on pourrait guérir la maladie »

Maintien de l’altérité : s’étonner encore, ne pas sombrer dans la fascination

Il faut se garder d’une certaine fascination pour la clinique. La clinique étonne et contraint.  Il s’agit de ne pas devenir complètement assourdi, dans  une fascination où l’ on serait pris complètement,  pris dans les propos des patients et du coup englué,  non plus séparé,  non plus dans une position alter  mais dans une confusion. Les processus morbides qui affectent les patients peuvent déclencher des passions. Quelques remparts parmi  lesquels l’institution,  le travail à plusieurs,  le travail en équipe, les échanges sont là pour nous permettre de nous décoller des propos parfois fascinants de nos patients. Certains propos sont d’une intelligence fulgurante, d’une vitesse de pensée incroyable, c’est du  jamais entendu ou cela résonne avec nos histoires.

 » Kant nous a averti de ne pas oublier que notre perception a des conditions subjectives et de ne pas la tenir pour identique avec le perçu inconnaissable”. (S. Freud. L’inconscient.)

L’intérêt de la position kantienne est  qu’il s’agit  » d’une position doctrinale où nous regardons tous les phénomènes globalement comme de simples représentation et pas comme des choses en soi”. Kant dit « tous les phénomènes » autrement dit aussi bien ceux  qui nous sont donnés par le sens externe que ceux qui le sont par notre sens interne. Il ne s’agit pas là de  discuter de la pertinence  toujours actuelle de la position kantienne par rapport à des acquis ultérieurs de la science mais de reprendre un point du côté de la transmission.

« Mon angoisse n’est pas son angoisse ». L’expérience d’être angoissé en face d’un patient dissocié fait partie d’un itinéraire de formation. Pour autant,  il est important de séparer ce qui ressort de sa propre angoisse et de l’angoisse de l’autre. C’est quelque chose qui me paraît faire partie de la transmission que nous font les patients , que nous nous devons de transmettre à nos internes , si je suis angoissée par un patient,  c’est qu’il me transmet quelque chose mais c’est bien de mon angoisse qu’il va s’agir . C’est mon hypothèse qu’il n’y a pas de transfusion de l’angoisse et que le circuit de la transmission est justement bien plus complexe.

Séparation et transmission

Pas de transmission sans séparation. À ce propos,  comment se sépare t-on ?  Quand on quitte un service,  est-ce que vous savez comment se séparer de ses patients ? Sûrement vous savez quelque chose et bien je vais vous raconter moi une  petite expérience que j’ai faite à l’élan. J’ai travaillé dans l’unité d’alcoologie fondée par le Dr  Malka et puis le Dr Marc Habib m’a proposé de reprendre la chefferie de service de consultations  donc j’ai commencé à travailler en consultation à La Rochefoucauld et ai attendu le psychiatre qui devait venir à la place que je laissais dans le service d’alcoologie. J’ai décidé de dire aux patients,  six mois avant,  que j’allais partir,  c’est ce que j’avais toujours fait dans les endroits où j’avais travaillé,  au fond c’est le temps qu’il me faut à  moi pour quitter les patients. Or,  il se trouve que le psychiatre qui devait venir n’est pas venu et que les choses ont duré tant et si bien que je me suis retrouvée  là encore un an plus tard. Alors, les patients ont commencé, certains patients en tout cas,  à me dire  » vous êtes partante?  ou pas? , « Vous êtes partie  ou pas partie?  « ,  » Quand allez-vous partir? « .  J’ai finalement compris que cette espèce de vrai faux départ annoncé qui ne venait jamais commençait à  les angoisser, que je les incluais  dans une incertitude qui n’était pas nécessaire. J’ai réfléchi à cette histoire de six mois qui n’avait finalement plus aucune raison, ni aucun sens pour moi, ni pour eux puisque les six mois étaient passés depuis belle lurette et que je me retrouvais à dire que j’allais partir mais que mon départ est déjà passé. Finalement, c’était un peu une histoire de fous. Une  discussion avec un de mes collègues sur cette annonce du départ et de sa temporalité  m’a fait réfléchir à cette affaire de six mois, lui partait à la retraite et m’a dit  » mais je leur dis un mois avant,  un mois c’est très bien ». Donc c’est une affaire qui va dans les deux sens,  une affaire de transfert bien sûr mais aussi une attention à l’angoisse de l’autre, du patient. Ne faut-il pas avec  une position un peu modeste, envisager notre départ autrement qu’une perte, un manque?  Nous savons bien d’ailleurs que le drame est pour nous et combien certains schizophrènes poursuivent d’un thérapeute à l’autre comme si de rien n’était. Avec un névrosé, c’est une autre question,  à laisser ouverte.

Le savoir – faire clinique

 » On nest responsable que dans la mesure de son savoir-faire. Qu’est-ce que le savoir-faire ? Disons que c’est l’art, l’artifice, ce qui donne à l’art, à l’art dont on est capable une valeur remarquable » (Lacan, leçon 4, Le Sinthome).

« On n’est responsable que dans la mesure de son savoir-faire « . Lacan commence par dire cela, il s’adresse aux analystes,  il s’agit de la responsabilité de l’analyste.  Qu’est-ce que le savoir-faire,  c’est l’art, l’artifice et il compare le savoir-faire de l’analyste à celui de l’artiste et il nous dit que ce dont on est capable a une valeur remarquable.  Puisqu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, de jugement dernier,  c’est-à-dire qu’il n’y a pas de garant, pas de référence en dernière instance.

Responsable renvoie dans ce chapitre du séminaire le Sinthome à la question de la réponse, à la responsabilité comme  à la response habili(e)té avec un petit jeu de mot à dire l’habileté  à répondre, qui consiste dans une réponse à côté pour répondre à l’énigme que reconstitue le symptôme , ne pas répondre. Il s’agit pour le dire vite de produire un effet de sens réel. Lacan parle là de la psychanalyse et vous savez qu’il va avancer dans un de ses derniers congrès que la transmission en psychanalyse,  il n’y en a pas,  que chaque analyste doit la réinventer d’après ce qu’il a réussi à retirer du fait d’avoir été un temps psychanalysant, la façon dont la psychanalyse peut durer. L’interprétation comme faisant effet de sens réel, comme épissure. Lacan se préoccupe d’une nouvelle écriture après RSI ou il introduit la chaîne – nœud, à propos de Joyce et de son écriture. Il n’est plus dans la distinction névrose, psychose et perversion.

C’est pour cela que le savoir – faire comme art et artifice dans l’habileté de la réponse à l’énigme que nous pose les patients  me paraît un prolongement très intéressant à mettre en perspective avec ce que les patients nous transmettent et notre savoir – faire clinique en institution .

Cela dépasse l’opposition théorie et pratique, qui fait que la théorie aurait à être « appliquée ». L’intransmissible est au cœur, au départ du désir de transmettre, l’ineffable pour les patients, le seuil vers l’invention pour nous.

Bibliographie:

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Maille J-E. , Soins Psychiatriques et traitement de l’Autre, Revue Psychiatrie  Psychanalyse et Sociétés, 2015/2.

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Pascale Moins. Psychiatre, psychanalyste.

Médecin chef de service du service des consultations. Association l’élan retrouvé.