Résumé
Les Groupes d’Entraide Mutuelle (GEM) sont des associations de personnes en fragilité psychique, dont l’objectif est de lutter contre leur isolement social et, plus largement, d’encourager leur autonomie. Les animateurs et animatrices salarié.e.s qui y travaillent contribuent grandement à faire de ces lieux des endroits de développement de la personne et de la citoyenneté des individus. Ce travail ne doit pas être réduit à ses aspects les plus visibles (organisation générale du lieu et de ses activités), mais comprend aussi des dimensions humaines, sociales et psychologiques essentielles pour la bonne santé du groupe. Cet article examine les formes que peut prendre le « travail inestimable » au sein des GEM, en s’appuyant sur une revue de littérature des textes écrits par des chercheur·se·s et des acteurs et actrices (adhérent·e·s, animateur·rice·s, psychologues…) des GEM. En conclusion, il dégage différentes caractéristiques du travail inestimable au sein des GEM, afin d’en affiner la compréhension et l’observation.
Introduction
Le travail peut être « inestimable » dans deux acceptions différentes. D’une part, il peut être inestimable au sens de « difficile à estimer » : il s’agit d’un ensemble d’activités difficiles à constater, à formaliser et à évaluer, parce qu’elles exigent une compréhension fine des interactions humaines et – dans le cas des GEM – de la façon dont les différentes maladies et souffrances psychiques peuvent affecter les individus, d’où il résulte que leurs conséquences sont difficiles à mesurer précisément. D’autre part, il peut être inestimable au sens où il est particulièrement précieux, en un sens éthique, comme on peut dire qu’une vie « n’a pas de valeur », et thérapeutique : ce travail a de multiples effets bénéfiques sur celles et ceux qu’il vise, et notamment sur leur santé psychique et sur leur insertion sociale.
Saisir en quoi le travail peut être « inestimable » (Gaignard & Molinier, 2008; Oury, 2008) représente un enjeu central de gestion des organisations du soin, non seulement pour l’évaluation du soin réalisé et la formalisation des compétences nécessaires pour l’accomplir (et donc les questions de recrutement, de formation, d’évolution professionnelle des soignant·e·s), mais aussi pour penser le dépassement de ces pratiques gestionnaires, et éviter la sur-spécialisation ou une conception distante du « professionnalisme » qui nuisent en réalité profondément au soin (Molinier, 2013). Plus encore, comprendre cette dimension inestimable est précieux pour les GEM eux-mêmes, qui doivent montrer en quoi ils contribuent réellement à leurs bénéficiaires, et ne sont pas simplement de la « psychiatrie low-cost » auxquels les politiques d’austérité actuelles tendraient à les réduire.
Pour y parvenir, et en accord avec les approches particularistes et ancrées dans le réel propres aux perspectives du care, il est précieux d’écouter ce que les pourvoyeurs·ses et bénéficiaires du soin peuvent dire de ce travail inestimable. Ce nécessaire ancrage dans le réel invite à étudier un exemple concret d’une telle organisation : celui des Groupes d’Entraide Mutuelle (GEM) et du métier d’animateur et d’animatrice de GEM. Une des particularités des GEM est de produire un grand nombre de textes, destinés à la publication dans des revues académiques : les bénéficiaires y prennent la parole pour témoigner de leur expérience et analyser ce que leur apporte leur activité au GEM, les professionnel·le·s s’y expliquent de leur métier (qui demeure relativement récent, puisque les GEM n’existent formellement que depuis 2005) et décrivent les dispositifs auxquels elles et ils font appel. Ces témoignages constituent ainsi une porte d’entrée pour saisir le travail inestimable au sein des GEM.
Enjeux des Groupes d’Entraide Mutuelle
Les GEM sont des associations de personnes en souffrance psychique dont le but explicite premier est de permettre l’insertion sociale, professionnelle et citoyenne de ses adhérent·e·s, et donc de briser l’isolement dans lequel la maladie mentale peut plonger une personne. Les GEM sont institués par la loi du 11 février 2005 ; leurs missions ainsi que leurs modalités de financement et de fonctionnement sont déterminées par un cahier des charges1. Ils sont financés chacun par la CNSA et l’ARS à hauteur de 77 000€ par an. Le GEM se structure autour d’une logique d’entraide et est dirigé par ses adhérent·e·s ; en cela, il représente un type d’organisation exceptionnel, à la gouvernance de laquelle les personnes en souffrance psychique participent pleinement. Le dispositif est encadré par une association marraine (qui sert de tiers durant des conflits internes ou épaule le GEM face à ses difficultés) et par (éventuellement) une organisation gestionnaire (qui prend en charge la gestion de la subvention, l’embauche et le suivi des animatrices et animateurs salariés, le paiement du loyer du local, ainsi que d’autres tâches administratives similaires). D’autres partenariats peuvent être noués selon les besoins et les activités du GEM, que ce soit avec des structures de la santé mentale (MDPH, CMP, CLSM, SAVS, ESAT…), avec des organisations des collectivités locales (mairies, centres sociaux…), des structures de l’aide sociale (CAF, Assurance Maladie, Sécurité sociale…) ou encore avec des associations culturelles, artistiques ou sportives. Plus concrètement, le GEM consiste en un local ouvert à horaires réguliers où sont organisés des repas collectifs, des activités sportives, culturelles ou simplement conviviales, où se tiennent des réunions d’informations et de rencontre avec les partenaires et où sont prises les décisions collectives du groupe.
La force principale du GEM est ainsi la « micro-société » qui s’y déploie (Drancourt, 2017). Ses effets vont au-delà de la convivialité et de la création de liens sociaux : les textes d’adhérent·e·s abondent pour témoigner de la façon dont la participation au GEM leur a permis de gagner en autonomie, de se développer et de faire face à la maladie (Chauvineau, 2015; Galinon, 2014; GEM Artame Gallery, 2015; GEM L’Autre Regard, 2015; GEM Le Bon Cap, 2015; GEM L’Echarpe d’Iris, 2015; GEM Oxygène, 2015; Le Hyaric, 2018; Marty-Aoustin, 2015; Thibaut, 2007; Villon, 2009). Ces témoignages sont appuyés par des textes de professionnel.le.s du secteur (Bourg et al., 2014; Le Cardinal et al., 2007; Le Hyaric, 2018) ou d’universitaires ayant mené des enquêtes approfondies auprès des GEM (Grard, 2011; Troisoeufs, 2009, 2012), ainsi que par une évaluation menée par l’ANCREAI en 2017, commandée par la Direction générale de la cohésion sociale, et qui conclut aussi aux multiples bénéfices de ces structures, suite à une campagne d’entretiens qualitatifs auprès de cinquante membres des GEM et de leur entourage (ANCREAI, 2017).
Cependant, la création des GEM n’est pas dénuée d’ambiguïtés si on les replace dans le contexte actuel de la psychiatrie. La psychiatrie de secteur et l’hôpital psychiatrique subissent depuis de nombreuses années des politiques d’austérité particulièrement dures. Les conditions d’admission des personnes en souffrance psychique tendent vers l’indigne, comme en témoignent les récents mouvements sociaux de soignant·e·s, comprenant de nombreuses pétitions, grèves et manifestations, jusqu’à des actions exceptionnelles comme une grève de la faim de deux semaines à l’hôpital de Rouvray (Seine-Maritime), l’enfermement volontaire par sept grévistes sur le toit de l’hôpital psychiatrique Pierre Janet du Havre ou encore la grève de longue durée du mouvement « Pinel en lutte » à l’hôpital Philippe Pinel d’Amiens. Dans ce contexte, les GEM peuvent être interprétés comme participant d’une psychiatrie « au rabais » ou « low-cost », qui recueille dans de nouvelles structures non médicalisées les personnes en souffrance psychique ayant besoin le moins urgemment de soins.
Pour répondre au risque d’une dégradation de la qualité des soins, il est essentiel d’organiser les GEM comme des lieux où les personnes en souffrance psychique gagnent vraiment en autonomie, se (re)construisent et exercent pleinement leur citoyenneté ; symétriquement il faut refuser de réduire ces organisations à des lieux sans autre ambition que l’« occupation » des malades mentaux, nouvelle forme de ségrégation à l’écart de la société, à moindre coût, et déjà dénoncée comme une forme de « présentéisme » ou de « bougeotte », où l’activité est dénuée de toute ambition soignante (Molinier, 2014). Appréhender le travail inestimable accompli dans les GEM a ainsi une importance politique, sociale, thérapeutique et organisationnelle directe. Il importe de s’interroger sur les facteurs pouvant expliquer qu’un GEM parvienne à être un lieu épanouissant de socialisation, ou au contraire échoue à sa mission. Ces facteurs de succès sont multiples, néanmoins, dans cet article, nous mettrons l’accent sur le rôle des animatrices et animateurs salariés. Par leur engagement répété dans le temps long, par leur position au sein du GEM, par les savoir-faire et les savoir-être qu’ils développent, leur travail attire particulièrement l’attention ; ce d’autant plus que leur présence est une exigence du cahier des charges. Indubitablement les adhérent·e·s, les bénévoles, les familles, les représentant·e·s des partenaires extérieurs (comme l’association marraine) y travaillent aussi ; mais l’idéal d’entraide des GEM ne doit pas masquer l’importance et la responsabilité des animatrices et animateurs salariés.
Les trois fonctions inestimables du travail des animatrices et animateurs de GEM
Nous approcherons donc le travail inestimable au sein des GEM à travers les écrits de leurs membres (bénévoles, adhérent·e·s, etc.), des professionnel·le·s qui y travaillent (soignant·e·s ou animatrices et animateurs salarié·e·s) et de chercheur·se·s.
Cette revue de littérature provient d’une recherche sur les articles francophones contenant le mot-clé « groupe d’entraide mutuelle » écrits entre 2005 (l’année de la loi de solidarité et pour l’autonomie instituant les GEM et leurs conditions de financement) et août 2019. L’analyse qui suit cherche spécifiquement à identifier et à analyser les descriptions du travail inestimable tel qu’il a été défini précédemment, et notamment là où l’intervention des animateurs salariés peut être précieuse. Le thème du travail inestimable, et en particulier du travail inestimable réalisé par les animateurs salariés, n’a été que rarement évoqué (Bourg et al., 2014; Tzia, 2017) et jamais dans ces termes-là ; il y a donc un certain travail d’interprétation nécessaire2.
Une spécificité de ce corpus est d’être produit seulement en minorité par des universitaires : les adhérent·e·s des GEM écrivent nombre de textes, soit pour témoigner de l’existence de leur GEM, pour raconter son efficacité sur leurs vies ou pour analyser de façon critique le fonctionnement de ce dispositif ; les professionnel·le·s (animatrices et animateurs salarié·e·s, éducateur·rice·s spécialisé·e·s, psychologues et psychiatres) participent aussi grandement à cet effort général du champ pour se raconter et se penser. Ainsi cette revue de littérature donne accès à ce que les actrices et acteurs de terrain ont à dire ou veulent montrer de leurs pratiques et de leur quotidien. Mettre l’accent sur le point de vue des bénéficiaires et des travailleur·se·s des GEM permet d’entendre des personnes ou des professionnel·le·s qui sont habituellement peu écouté.e.s dans le débat public ; au-delà du mérite de leur donner la parole, cette démarche correspond au besoin d’aborder le travail du soin « au ras des pâquerettes » (Molinier, 2013), c’est-à-dire, conformément aux approches particularistes et ancrées dans le réel et le quotidien des perspectives du care, en mettant d’abord en avant les positions concrètes des acteurs, leur expérience propre et leur quotidien.
Prenons pour point de départ le travail de Bourg et de ses collègues (2014) qui, à partir de leurs expériences en tant qu’animateur·rice·s salarié·e·s et d’éducateur·rice·s spécialisé·e·s du GEM Microsillon (Toulouse), identifient trois fonctions des animateurs salariés : la fonction d’accueil, la fonction phorique (c’est-à-dire de soutien) et la fonction tiers. Pour structurer notre revue de littérature, nous allons développer chacune de ces fonctions, les enrichir avec les autres témoignages et identifier les enjeux du travail inestimable des animateurs.
La fonction d’accueil
La fonction d’accueil paraît d’emblée la plus importante, mais encore faut-il comprendre ce qu’on entend par ce mot et à quels enjeux elle se réfère. En effet, l’accueil ne peut se réduire à l’accueil passif de chaque adhérent·e : il s’agit de l’accueil des personnes, mais aussi de l’accueil et de la prise en charge de leurs symptômes au sein du groupe. Cela suppose de la patience, de l’écoute et de la bienveillance, et plus généralement une attention au « quotidien », une disponibilité constante à l’autre, c’est-à-dire une capacité à entendre les demandes cachées dans le comportement des personnes, qu’elles soient d’origine psychique ou sociale (Bourg et al., 2014). Sont ainsi sollicitées des compétences de compréhension et d’interprétation de l’autre, mais aussi d’accepter d’entrer dans son jeu au sens de se laisser affecter par sa situation et, éventuellement, sa souffrance.
Et en même temps, il importe que cette attention à la souffrance psychique de chacun reste très discrète, voire invisible. L’expérience a montré que le retour d’équipe soignante dans le GEM peut aussi signifier le retour de comportements pathologiques qui avaient disparu jusque-là (Durand, 2009). Ainsi, il importe qu’il soit difficile, voire impossible de distinguer a priori qui occupe quelle position dans le GEM, les rôles (« animateur », « adhérent », « bénévole », etc.) n’étant pas joués ou signalés explicitement comme ils le sont, par exemple, dans un hôpital (Troisoeufs, 2009) ; dit autrement, il importe que la personne qui accomplit le travail d’accueil ne se change pas en « statue du commandeur » (Oury cité par Molinier, 2016), chargée d’un titre et d’une présence surplombante, voire envahissante.
Un enjeu important se dessine derrière la fonction d’accueil : celui de la nature du lieu. Les GEM ne sont pas des lieux de soins psychiatriques, mais il ne s’agit pas non plus de lieux strictement socio-culturels ou « neutres ». Le propre des GEM est de permettre d’accueillir spécifiquement des personnes concernées par la psychiatrie (donc d’adapter le lieu, son fonctionnement et les interactions en conséquence) sans les réduire à leur pathologie, créant ainsi un lieu intermédiaire où chaque individu puisse se (re)construire progressivement (Troisoeufs, 2009). Ainsi les animateurs et animatrices veillent à ce que l’accueil développe une convivialité spécifique aux GEM, permettant aux adhérent·e·s de trouver de l’aide et de s’exprimer quand le besoin s’en fait sentir, sans enfermer chaque personne dans un rôle. Un adhérent raconte ainsi avoir retrouvé une « famille » au sein du GEM, ayant perdu la sienne à cause de la maladie (Djadda, 2019). C’est dans cet équilibre entre la vigilance, l’écoute et la convivialité que se situe la dimension « inestimable » du travail d’accueil.
La fonction phorique ou fonction de soutien
Les animateurs effectuent un important travail de soutien (« phorique » disent Bourg et al., 2014) des adhérent·e·s, soit dans leurs démarches administratives, dans les responsabilités qu’ils prennent dans la gouvernance du GEM, et dans leurs projets créatifs. (Bourg et al., 2014). Cette dimension de soutien est connectée à plusieurs enjeux d’importance.
Premier enjeu : l’évolution progressive des adhérent·e·s pour prendre confiance en soi à travers la prise de responsabilités. Un adhérent témoigne ainsi comment l’animatrice de son GEM l’a soutenu en mettant en valeur son travail photographique, ce qui lui a donné une place et une identité fortes au sein du groupe et l’a progressivement amené ensuite à prendre des responsabilités pour l’organisation (Djadda, 2019). L’exercice de responsabilités administratives ou de gouvernance au sein du GEM découle de l’accueil des animatrices et animateurs et – sur le plus long terme – de leur soutien aux adhérent·e·s (Durand, 2009). Le GEM, par la mise en avant de la participation et des activités, repose sur une éthique du faire ensemble plutôt que sur de l’introspection, et donc encourage à se constituer en agissant avec et pour d’autres plutôt qu’en se tournant vers soi-même. Ainsi se développe une mise à distance de la maladie et donc l’ouverture d’un espace où il est possible d’expérimenter ce qui, de soi, ne se réduit pas, voire ne fait pas partie de la maladie (Troisoeufs, 2009).
La fonction de soutien ne se réduit pas à encourager, valoriser et donner les moyens aux adhérent·e·s d’agir, mais se déploie aussi dans le regard porté par les animatrices et les animateurs (ainsi que par les autres adhérent·e·s du GEM sur eux-mêmes). Ce regard est le prolongement de l’accueil, et représente une composante essentielle de la convivialité et du sentiment d’être accueilli pour soi, en tant que personne, et pas pour son trouble psychique. La qualité de ce regard autorise ensuite la réappropriation de la parole et de l’espace, dans l’espace protégé du GEM (Durand, 2009). Emerge ainsi un deuxième enjeu de la fonction de soutien des animatrices et animateurs : la lutte contre la stigmatisation. Ce processus commence au niveau individuel : le regard porté sur la personne et, parfois, l’intervention d’un aidant particulier peuvent jouer un rôle essentiel dans le parcours d’une personne atteinte de troubles psychiques. Ce travail a alors des effets au niveau groupal : le GEM est un lieu de (re)construction, pouvant renforcer l’estime de soi. Certes la maladie existe, mais précisément le GEM est le lieu où l’on peut exister autrement ; et si la maladie se manifeste quand même, chacun sait qu’elle sera prise en charge par le groupe. Le travail des animatrices et animateurs consiste alors à soutenir et accompagner ce processus collectif. Les répercussions au niveau sociétal sont, pour les adhérent·e·s des GEM, de pouvoir s’affirmer en tant que citoyens à part entière, capables de s’organiser et de faire du GEM une caisse de résonance pour leurs revendications (Le Cardinal et al., 2007). La création artistique, en tant qu’outil pour le développement des GEM, mérite que l’on s’y attarde, afin de comprendre pourquoi il est essentiel que les animatrices et animateurs soutiennent la créativité des adhérent·e·s. La majorité des GEM déploie des activités créatives et certains mettent l’activité artistique au centre de leur fonctionnement, et même au cœur de leur raison d’être (Bourg et al., 2014; GEM Artame Gallery, 2015; Tzia, 2017). La pratique artistique a ceci de particulier qu’elle combine deux éléments essentiels du GEM : l’orientation vers la pratique (Troisoeufs, 2009) et le lien aux autres ; en effet les adhérent·e·s des GEM soulignent volontiers combien le processus de création artistique est important, parce qu’il permet de se relier à soi et aux autres, et leur a permis ensuite de prendre des responsabilités dans l’organisation (Bourg et al., 2014; Chauvineau, 2015; GEM Artame Gallery, 2015). Plus encore, et elle participe à la mise en récit du parcours individuel et à la mise à distance de la maladie (Troisoeufs, 2009). La création artistique donne un support pour échanger et travailler, entre adhérent·e·s, mais aussi entre adhérent·e·s et animateur·rice·s : elle s’inscrit dans le réel, elle donne l’opportunité de prendre des décisions collectives et de réfléchir à ce que l’on souhaite pour le GEM et elle constitue un canal d’échange et de communication entre adhérent·e·s et animateur·trice·s ; elle permet aussi de renforcer la confiance en soi et de se donner une identité sociale forte vis-à-vis des autres (Tzia, 2017). La fonction de soutien de la part des animatrices et animateurs est ici cruciale et se traduit par l’accompagnement de la personne dans son projet artistique et au quotidien dans ses difficultés personnelles, sociales et psychiques.
Au-delà de l’enjeu de la relation aux autres et du développement de soi, la production artistique contribue aussi à structurer l’espace du GEM. En effet, l’affichage des œuvres d’art délimite l’utilisation de l’espace (notamment les endroits dédiés plutôt aux adhérent·e·s ou ceux dédiés plutôt aux animatrices et animateurs) et elle contribue à l’ambiance accueillante du lieu en valorisant la production des adhérent·e·s (Troisoeufs, 2009). Cette structuration s’étend aussi vers l’extérieur : la création artistique peut constituer un lien avec la cité et le territoire si elle est mise en valeur, en exposant les productions des adhérent·e·s ponctuellement ou au quotidien en étant ouverte sur la rue et sur la cité (Tzia, 2017). Revient aussi ici l’enjeu de la lutte contre la stigmatisation, c’est-à-dire que l’exposition de leurs oeuvres banalise la présence des personnes en souffrance psychique dans le quotidien ; mais cette déstigmatisation ne peut avoir lieu que sous réserve d’un travail du lien avec la cité et l’extérieur de la part des animateurs et animatrices (toujours accompagnés d’adhérent·e·s), afin d’éviter que les riverains ne répètent cette stigmatisation (Durand, 2009).
Pour résumer, la fonction de soutien des animatrices et animateurs relève du travail inestimable parce qu’elle permet le développement de la relation à soi-même et la mise à distance de la maladie (à travers la production artistique et la prise de responsabilité), elle permet le développement de la relation aux autres adhérent·e·s et aux animateur·rice·s, renforçant ainsi la convivialité du lieu, et elle contribue à lutter contre la stigmatisation, que ce soit en travaillant le regard porté sur les personnes ou la façon dont le GEM (lorsqu’il expose ses créations artistiques) peut être inclus dans son territoire.
La fonction tiers
La fonction « tiers » repose sur le fait que, précisément, les animatrices et animateurs salariés ne sont pas dans la même position que les adhérent·e·s. D’abord parce que leur contrat de travail leur impose un engagement (dans le temps et dans l’énergie consacrés au GEM) et une régularité qui n’est pas attendue des adhérent·e·s. Par ailleurs, les animatrices et animateurs, pour pouvoir exercer leur métier, doivent disposer d’une certaine stabilité psychique (qu’ils aient été précédemment concerné.e.s par la psychiatrie ou pas) : ils n’ont pas besoin du GEM dans ce sens-là (et bien que chacun se soigne en soignant les autres, comme c’est bien connu). Enfin, statutairement, les adhérent·e·s votent et prennent des décisions pour l’association qu’est le GEM ; il serait faux de dire que les animatrices et animateurs n’ont aucune influence sur ces décisions, mais néanmoins, ils n’y participent pas formellement et peuvent donc adopter une position de relative neutralité. Elle touche ainsi à deux enjeux : d’une part celui du cadre de prise de décision et d’autre part celui du lien à l’extérieur.
La fonction de tiers pour les animatrices et animateurs consiste d’abord à encourager les échanges entre les adhérent·e·s et leur prise de parole. Il est alors important de les formaliser par un cadre de réunions, où les animatrices et animateurs sont attentifs à ce que chacun puisse participer à la délibération collective et veillent à ne surtout pas répondre à la place des adhérent·e·s (Bourg et al., 2014). La prise de parole et l’horizontalité des décisions sont essentielles pour la qualité de vie au sein des GEM et le développement de leurs adhérent·e·s (Letailleur, 2016). Dans sa fonction de tiers, l’animatrice ou animateur salarié·e doit aussi veiller à empêcher tout autoritarisme, qu’il vienne de l’extérieur, d’une institution ou d’un adhérent abusant de son pouvoir (Boggero, 2007). Il est d’autant plus important de travailler à formaliser le cadre, c’est-à-dire d’établir des règles sur le fonctionnement général du GEM. D’une part, ces structures cherchent à permettre des prises de décisions collectives de la part de leurs adhérent·e·s. D’autre part, il s’agit d’organisations peu formalisées : le cahier des charges laisse une importante marge de décision quant à la forme précise du GEM et à son fonctionnement interne, se concentrant sur ce qu’il doit accomplir plutôt que sur la manière précise d’y parvenir (Bourg et al., 2014; Villon, 2009). Notons que la production d’émissions de radio au sein du GEM peut constituer un lieu d’expression orale, de délibération, de rassemblement et de créativité qui lie les adhérent·e·s du GEM, permet la circulation de la parole et se fait l’écho de ses dynamiques et de sa convivialité, représentant ainsi un outil naturel de travail du cadre (Bourg et al., 2014; Mugnier & Vaillant, 2015).
Certes, le GEM est un lieu accueillant, mais attention à ne pas se fermer à l’extérieur, dans un entre soi qui tournerait en rond. Comme on l’a vu précédemment avec l’enjeu de la déstigmatisation, il est important que les animatrices et animateurs développent et travaillent le lien avec l’extérieur. Le GEM ne peut être fermé sur lui-même au risque de répéter en boucle les mêmes activités et de favoriser ainsi des comportements morbides. Plus encore, pour soutenir la fonction d’accueil, il faut que le GEM, par l’intermédiaire des animatrices et animateurs, développe un réseau à la fois médical et social, pour pouvoir accompagner chaque personne face à ses problèmes, sous leurs diverses formes (Bourg et al., 2014). Les fonctions d’accueil et de soutien sont effectivement une demande courante des adhérent·e·s envers les animateur·rice·s, auxquelles s’ajoutent l’exigence de sécurité et d’ouverture vers le territoire (ANCREAI, 2017).
Enfin, de façon secondaire, cette fonction de tiers est aussi importante vis-à-vis des autres animatrices et animateurs. Avoir plusieurs animatrices et animateurs dans le GEM permet d’équilibrer leurs positionnements et de disposer de suffisamment d’énergie pour l’accueil et le soutien (Bourg et al., 2014), mais aussi pour être suffisamment disponibles pour participer à différentes rencontres avec les acteurs institutionnels et pour pouvoir faire face aux difficultés, en particulier les conflits (ANCREAI, 2017).
Les animatrices et animateurs salariés apparaissent comme une force régulatrice et structurante du collectif que représente le GEM sous condition qu’ils se retiennent de faire ou décider à la place du collectif. Ils doivent aider les adhérent·e·s à œuvrer de façon collaborative, et à gagner en autonomie – individuellement ou collectivement. La fonction de soutien est ainsi fondatrice du travail inestimable.
Conclusion : les dimensions du travail inestimable
Le travail inestimable réalisé par les animatrices et animateurs de GEM peut se résumer ainsi. Il se compose d’abord d’une fonction d’accueil, qui suppose une attention soutenue envers les adhérent·e·s et envers leurs comportements. Cette conception de l’accueil instaure le GEM comme un lieu privilégié et réservé pour ses membres, qui lutte contre la stigmatisation et crée de la convivialité et du lien social. La fonction de soutien se déploie face aux difficultés psychiques, sociales ou professionnelles, mais se déploie aussi dans les projets collectifs et artistiques. Elle pousse les adhérent·e·s à prendre des responsabilités dans la gouvernance du GEM. La fonction de tiers veille d’abord à la gouvernance du GEM, à l’horizontalité de l’organisation et au bon déroulement de réunions formalisées. La fonction de tiers se traduit aussi dans les liens tissés avec la cité et avec les relations aux institutions de la santé mentale et dans les partenariats avec des acteurs culturels ou sociaux.
Ainsi, le « travail inestimable » ne se trouve – à proprement parler – ni dans l’organisation des activités ni dans les tâches ménagères ni dans la coordination des membres du GEM ni dans la gestion du budget et des factures ni dans la modération des conflits ni dans les relations aux partenaires extérieurs… mais il imprègne chacune de ces tâches et leur donne ainsi une valeur supérieure, confinant au thérapeutique. Le travail est « inestimable » moins par les tâches accomplies que par le sens qui est donné à ces tâches au sein des dynamiques du GEM. Cela se constate en particulier dans l’enjeu du regard porté sur les personnes en souffrance psychique. L’interaction des animateur·rice·s avec elles signifie qu’elles sont des personnes de plein droit et qu’elles peuvent participer pleinement à la vie du collectif, et ce sens a des effets performatifs.
Mais à nouveau, il est singulièrement difficile de formaliser cette tâche ou même simplement d’en parler. Elle relève des savoir-faire informels et exige ainsi une expérience conséquente et une compréhension fine des interactions avec les personnes en souffrance psychique. Plus encore, ce travail est affecté par la nature du GEM comme organisation intermédiaire (au sens de Troisoeufs, 2009) : le cahier des charges refuse de voir dans le GEM un lieu de soin et pourtant il accueille spécifiquement des personnes concernées par la psychiatrie et cherche activement à les soutenir. Le travail des animatrices et animateurs en est directement affecté, puisqu’il leur faut comprendre intimement les enjeux de la souffrance psychique (notamment ses conséquences sur le comportement et sur la vie des personnes), mais ce savoir n’est pas nécessaire ou valorisé, et constitue donc un implicite fort de ce métier. Pour ajouter encore à cette complexité, ce savoir-faire doit rester discret, puisque les membres du GEM cherchent précisément un lieu où ils ne seront pas renvoyés systématiquement à leur maladie psychiatrique, tout en ayant conscience qu’ils ont besoin d’être soutenus. En effet, la politesse et la convivialité doivent apparaître comme naturelles et donc demeurer nécessairement discrètes, sous peine d’être perçus comme des techniques insincères (Molinier, 2018).
Les savoir-faire mobilisés par le travail des animatrices et animateurs de GEM sont des savoir-faire discrets (Molinier, 2009) pour différentes raisons. Il peut s’agir de ne pas stigmatiser les personnes et – pour être efficace – de ne pas paraître insincère. Il peut aussi s’agir d’éviter de donner l’impression de prendre les décisions et d’agir à la place des membres du GEM, ce qui contredirait l’objectif d’autonomisation ; il faut aider la décision collective et non s’y substituer. Il peut s’agir enfin de maintenir la cohésion du groupe sans en exclure les membres qui peuvent occasionnellement poser problème. Cette discrétion participe pleinement de ce en quoi le travail des animatrices et animateurs de GEM est inestimable, au sens de « précieux » d’un point de vue éthique et thérapeutique. Elle est essentielle pour permettre la socialisation, l’intégration dans le groupe et l’autonomisation des membres du GEM, c’est-à-dire pour assurer que le GEM ne soit pas réduit à un lieu de pure « occupation » des personnes en souffrance psychique, mais soit un véritable collectif, au sens d’un ensemble vivant, en recomposition permanente, inscrit dans le temps long, où il faut veiller à chaque membre pour prendre soin du groupe, où il importe d’être capable de « bricoler » avec les marges et l’inattendu et fondamentalement ancré dans le respect de la personne souffrante et de son humanité, un lieu intermédiaire qui permette réellement la (re)construction de la personne (Troisoeufs, 2009, 2012).
Pour le résumer, le travail inestimable dans les GEM se distingue parce qu’il est profondément signifiant, informel et discret.
Contre une vision gestionnaire enfermante du soin, il demeure essentiel de prendre en compte les savoir-faire discrets qui fondent le travail inestimable pour qu’il ne rester pas « inestimé ». D’où l’importance de replacer les GEM dans l’héritage de la psychothérapie institutionnelle (Oury, 1970, 1986). La gouvernance et les savoir-faire déployés par les GEM sont inspirés de l’expérience des clubs thérapeutiques de la psychothérapie institutionnelle, mais appliqués à des dispositifs qui ne sont pas du soin psychiatrique ; ils relèvent entièrement du care et non du cure. Comment traduire cet héritage (ses réflexions, ses prises de position, ses techniques, ses formes organisationnelles) dans des lieux de soin non-médicalisé mais qui visent néanmoins au plein développement de personnes en souffrance psychique ? De ce point de vue, un important effort de réflexion doit avoir lieu dans les années à venir pour conceptualiser et surtout mettre en valeur (intellectuellement et politiquement) ce que les GEM produisent pour et avec leurs adhérent·e·s, pour réfléchir à la possibilité d’une « fonction soignante » qui procèderait, traverserait et soutiendrait les trois fonctions d’accueil, de soutien et de tiers.
Bibliographie
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Fabien Hildwein
Maître de conférences en sciences de gestion
Centre d’Economie de Paris Nord – UMR CNRS 7234