Addictions et conduites dissociantes chez les sujets hyperstimulables

Résumé :

Les conduites addictives ne relèvent pas toujours d’une problématique de dépendance. Chez certaines personnes particulièrement sensibles, la consommation de toxiques peut être un moyen de réguler l’anxiété et les émotions négatives. Le produit favorise la dissociation et permet de retrouver ce sentiment d’étrangeté, de déconnection et de dépersonnalisation déjà expérimenté lors des situations traumatisantes vécues dans l’enfance. Ces conduites dissociantes peuvent prendre différentes formes et doivent être différenciées lors du traitement des conduites addictives. Après avoir exposé nos présupposés théoriques sur l’hyperstimulabilité (Dabrowski, 1964) et la dissociation péri-traumatique, quatre vignettes cliniques ainsi que le discours provenant des séances de thérapie de ces quatre femmes viendront illustrer notre propos.

Introduction

Le colloque organisé les 24 et 25 mars 2017 par l’Université Paris 7 Denis-Diderot et l’association l’Élan Retrouvé a permis de soulever un certain nombre de questions concernant l’aspect psychologique des consommateurs de produits toxiques. Une prise en charge centrée sur les problèmes de dépendance peut être insuffisante, voire inefficace, en présence de troubles psychiques plus profonds. Travaillant dans un CSAPA depuis 15 ans, j’ai été confrontée à cette question de la comorbidité. Au fur et à mesure de ma pratique, j’ai constaté qu’il n’était pas pertinent de travailler avec le paradigme de la dépendance avec certains patients. Les prises en charge se succédaient sans résultat.

Nous allons d’abord présenter les caractéristiques de ces patients et en particulier leur hyperstimulabilité émotionnelle (Dabrowski, 1964), vulnérabilité que l’on retrouve chez les « incasables » décrits par Gaillard (2009). Après avoir explicité le phénomène de dissociation péri-traumatique, nous proposerons l’hypothèse que chez ces patients hyperstimulables la consommation de toxiques permet de retrouver cet état de dissociation expérimenté lors d’événements traumatiques. Ces conduites dissociantes peuvent devenir chez eux un moyen de réguler l’anxiété et les émotions négatives. Quatre vignettes cliniques illustreront notre propos.

I/Des sujets hyperstimulables (Dabrowski, 1964)

Il est courant de trouver dans les travaux concernant les addictions l’hypothèse d’un lien entre émotion et addiction. La consommation de toxiques apparaît comme une stratégie de régulation émotionnelle (Mikolajacz, 2009) chez des personnes particulièrement sensibles. Le toxique permet d’anesthésier les émotions et les sujets présentent alors une alexithymie secondaire (Jouanne, 2006). Cependant dans ma pratique clinique au CSAPA Monceau, j’ai pu observer une grande expressivité des affects chez les consultants malgré ces tentatives d’anesthésie. Dans les séances de thérapie familiale ou conjugale, les tensions proviennent souvent d’une forte réactivité aux mots, une tendance à interpréter les paroles de l’autre, à chercher l’intention derrière le message et à réagir à l’intention supposée plutôt qu’au message. Ces observations cliniques m’ont amenée à m’intéresser aux travaux de Dabrowski sur l’hyperstimulabilité.

Kazimierz Dabrowski est un psychiatre polonais qui a développé une théorie de la personnalité et du potentiel développemental qu’il a nommée « théorie de la désintégration positive ». L’une des composantes de sa théorie concerne un ensemble de caractéristiques innées qui peuvent expliquer des réactions fortes à des stimuli externes ou internes : ce sont les « overexcitabilities ». Le mot est généralement traduit par « hyperstimulabilité » ou « hyperréactivité » dans la littérature francophone. Cette hyperstimulabilité permet de comprendre une réactivité organique et mentale plus intense chez certains sujets pour lesquels la réponse comportementale peut sembler disproportionnée par rapport aux stimuli.

Dabrowski distingue cinq catégories d’hyperstimulabilités :

1)         L’hyperstimulabilité psychomotrice : besoin d’activité physique et de mouvement qui peut s’exprimer par une pratique sportive intense, des difficultés à mettre en veille l’activité cérébrale pour s’endormir, une tendance compulsive à la parole et à la discussion, des actions impulsives, des habitudes nerveuses (tics, tendance à se ronger les ongles), une tendance à être un bourreau de travail, etc.

2)         L’hyperstimulabilité sensorielle : exacerbation des sens au cours d’expériences de plaisir ou de déplaisir provenant de la vue, de l’odorat, du toucher, du goût et de l’audition. Les sujets ressentent un plaisir esthétique intense lié à la musique, la littérature, l’art. En situation de tension émotionnelle, ils peuvent avoir une tendance à la boulimie, une sexualité frénétique, faire des achats compulsifs, vouloir être le centre de l’attention ou au contraire éviter toute stimulation.

3)         L’hyperstimulabilité imaginaire : capacité à vivre dans un monde imaginaire qui peut s’exprimer par l’utilisation fréquente de l’image et de la métaphore, une facilité pour l’invention et l’imagination, une facilité pour la visualisation détaillée, un goût pour les jeux de mots, les associations libres, les mots peu usités, un talent pour l’écriture, etc.

4)         L’hyperstimulabilité intellectuelle : activité intense de l’esprit caractérisée par une tendance à beaucoup réfléchir, à penser tout le temps, à tout interpréter. Ces sujets présentent une curiosité intellectuelle, une capacité de concentration, à soutenir un effort intellectuel, une prédisposition à l’observation attentive, une mémoire visuelle détaillée, une volonté de recherche de la vérité et de la compréhension, un plaisir à créer de nouveaux concepts, une ténacité dans la résolution de problèmes, etc.

5)      L’hyperstimulabilité émotionnelle : profondeur de la vie émotionnelle et intensité des sentiments. L’empathie est très développée avec identification aux ressentis de l’autre. L’expressivité émotionnelle somatique est marquée : estomac noué, serrement de cœur, rougissements, accélérations des battements du cœur, mains moites. L’expression affective est forte : euphorie, enthousiasme, culpabilité, angoisse, honte. L’attachement et les liens avec les autres sont particulièrement forts avec une grande compassion. La réactivité aux autres et la sensibilité peuvent amener à se protéger de l’intensité des émotions. La conscience émotionnelle est développée.

Ces hyperstimulabilités peuvent être une source de développement (désintégration positive) ou, au contraire, desservir le sujet s’il ne parvient pas à réguler ses émotions pour garder un bien-être intérieur (désintégration négative). L’hyperstimulabilité émotionnelle fragilise le sujet qui doit faire face à un événement traumatique. L’hyperstimulabilité intellectuelle peut aider à donner du sens à cet événement mais elle peut aussi amener le sujet à ne pas se détacher de l’événement traumatique et à ressasser de façon obsessionnelle ce qui s’est passé.

II/Hyperstimulabilité et mutations psycho-sociétales (Gaillard, 2009)

Dans un autre registre, s’intéressant aux conséquences des pratiques éducatives et médico-sociales, Jean-Paul Gaillard (2009) décrit chez les nouvelles générations une économie psychique et relationnelle différente de celle des anciennes générations : nouvelle forme d’intelligence, nouvelle forme de sensibilité, nouvelles valeurs mais aussi nouvelles fragilités et nouveaux troubles psychiques. Observant les jeunes pris en charge dans les ITEP, MECS, SPJ, il décrit des enfants et adolescents « incasables », qui ont grandi dans des environnements familiaux susceptibles de générer chez eux un syndrome de stress post-traumatique.

Ces enfants qui subissent « une absence ou une incohérence d’attachement, des négligences affectives permanentes, des violences verbales et physiques ou une exposition régulière à des violences verbales et physiques entre parents, des privations non justifiables à leurs yeux car non partagées, etc. développent, selon leurs capacités de résistance, un Syndrome de Stress Post Traumatique ou un Syndrome de Stress Chronique (polytraumatisme) » (Gaillard, en ligne).

Gaillard explique qu’ils ont « appris » à percevoir la douleur ou la violence dans leurs relations interpersonnelles et vont mobiliser en premier lieu l’axe nociceptif dans chaque interaction. Ils développent ainsi une hyperréactivité aux stimuli douloureux. Cette réceptivité renforce indéfiniment l’axe nociceptif qui s’hyper-développe au détriment de l’axe hédogène, lequel s’étiole. Cette spécificité physiologique de réactivité à la douleur prédispose ces enfants mutants à vivre des traumatismes. Rappelons que selon Ferenczi, ce n’est pas l’événement traumatique lui-même qui est véritablement pathogène, mais la manière dont cet événement est géré par le sujet et son entourage. La question de la subjectivité est donc au cœur du traumatisme.

La douleur et les émotions négatives empoisonnent le mutant qui perçoit les événements et les problèmes relationnels selon un script traumatique. La souffrance peut être permanente et nous observons des mécanismes de régulation émotionnelle très particuliers pour faire face à cette souffrance : conduites addictives, conduites à risque, violences, pratique de sports extrêmes, etc. Ces conduites favorisent les phénomènes de dissociation et pourront être à l’origine de nouveaux traumatismes (incarcération, agression lors d’une fugue, accident, etc.). Nous voyons qu’il s’agit là d’une régulation aberrante pour reprendre le terme très explicite de l’équipe de Chatzittofis (2016). Les traumatismes subis durant l’enfance ont entraîné des modifications durables au niveau du fonctionnement neuro-endocrinien. Les systèmes corticaux qui gèrent normalement le stress par l’intermédiaire de mécanismes dits épigénétiques ne permettent plus de réguler le stress.

Pour enrichir ce concept de régulation aberrante, la description faite par Muriel Salmona (2012) des conduites dissociantes nous est apparue au fil de notre pratique clinique comme une clé dans la compréhension des phénomènes de dissociation décrits par les patients au moment des comportements. La notion de « conduites dissociantes » est venue apporter une pièce supplémentaire dans notre approche clinique centrée sur la régulation émotionnelle (Duriez, 2011 ; 2014 ; 2017) : la dissociation provoquée par certains comportements (addictions, tentatives de suicide, auto-mutilation, boulimie, etc.) que nous pouvons envisager comme des conduites dissociantes apparaît comme un mécanisme de régulation émotionnelle (Barnow et al., 2011) chez des sujets hyperstimulables et/ou des sujets traumatisés. Cette régulation par la dissociation n’est pas nouvelle pour eux puisque c’est ce phénomène de dissociation qui leur a permis lors des événements traumatiques d’anesthésier les émotions et d’être spectateur de ce qui se passait. Pour mieux comprendre ce phénomène de dissociation, nous allons maintenant explorer plus finement ce qui se passe sur le plan cortical lors d’un traumatisme.

III/La dissociation péri-traumatique

Face à un danger, nous ressentons la peur qui nous indique qu’il faut fuir. Certaines situations ne permettent pas la fuite, soit que le sujet est empêché physiquement de fuir, soit qu’il est empêché psychiquement, débordé par l’émotion. Le sujet est alors incapable de réagir. La sidération corticale ne permet pas la réponse émotionnelle et comportementale habituelle de fuite ou de défense face au danger. Le sujet ne parvient pas à réguler les hormones de stress, adrénaline et cortisol, qui vont devenir toxiques pour l’organisme. Pour éviter un « survoltage » qui pourrait être mortel, des mécanismes de sauvegarde neurobiologique vont se déclencher.

Un mécanisme de disjonction dans le circuit des émotions va isoler l’amygdale de l’hippocampe de façon à éteindre la réponse émotionnelle, protégeant ainsi le cœur et le cerveau. Ce court-circuit s’accompagne de la libération par le cerveau de neuromédiateurs (morphine-like et kétamine-like) qui sont des drogues dures endogènes. Ces endorphines entraînent des sensations de transformations corporelles et de distorsions spatio-temporelles : c’est la dissociation péri-traumatique. Le sujet face à la situation traumatogène se dissocie et se retrouve dans un état d’anesthésie affective et d’altération de la conscience. Les amygdales sont éteintes et malgré les violences qui se poursuivent il n’y a plus de réponse émotionnelle donc plus de risque vital, plus de souffrance psychique et/ou physique, les endorphines produisant une analgésie.

Les stimuli traumatiques vont être traités sans connotation émotionnelle et sans souffrance, ce qui va donner une impression d’étrangeté, d’irréalité, de dépersonnalisation, d’être spectateur de ce qui lui arrive, d’assister à un film, ce qui le rend incapable de se défendre, de réagir et le met dans la situation d’être totalement sous emprise (état hypnoïde). Les amygdales sont déconnectées des hippocampes qui informent sur le contexte de temps et d’espace d’un événement. L’hippocampe permet de situer un événement avec un début, un milieu et une fin. Dans la mesure où il y a une disjonction entre l’amygdale et l’hippocampe, il n’est plus possible de situer l’évènement terrifiant dans un contexte temporel et spatial. Non traitée par l’hippocampe, la mémoire émotionnelle des violences va rester piégée dans l’amygdale non encodée, brute, isolée. C’est la mémoire traumatique.

Cette mémoire traumatique va alors rester vive, en l’état, immuable, chargée de l’émotion initiale (effroi, détresse, douleurs). L’événement traumatisant paraît continuer à flotter hors de toute réalité temporelle : plutôt que d’être relégué dans une case donnée dans le passé, les images de l’événement surgissent souvent spontanément dans la perception actuelle comme si de fait, il se passait à l’instant. Une émotion piégée dans la mémoire traumatique ne diminue pas au fil du temps qui passe.

Nous avons deux types de mémoire : la mémoire explicite qui est une mémoire déclarative et sémantique qui élabore des informations en provenance de l’hippocampe et la mémoire implicite qui est essentiellement une mémoire affective, émotionnelle liée à des perceptions somatiques (située dans l’amygdale). La mémoire traumatique est donc une mémoire implicite qui gouverne la conduite sans une conscience explicite de l’expérience et de l’apprentissage passés. Les souvenirs sont stockés dans l’amygdale sous forme de réseaux d’associations en structures sub-corticales (LeDoux, 1998, 2003) et le sujet n’en a pas conscience.

Certains stimuli vont activer cette mémoire traumatique implicite et provoquer des réactions émotionnelles très fortes chez le sujet, qu’il ne parvient pas à comprendre lui-même dans la mesure où il ne peut les relier explicitement au vécu traumatique. Le sujet est ainsi confronté à deux messages paradoxaux de son corps : l’un émanant du thalamus via le cortex sensoriel et sensitif qui lui indique qu’il n’y a pas de danger ou de menace, l’autre émanant de l’amygdale sous forme d’émotions très vives liées à la mémoire traumatique qui le font réagir comme s’il y avait un danger ou une menace. Dans la mesure où il ne parvient pas à associer ces émotions à ce qu’il a vécu, il ne peut réguler efficacement ces émotions qui vont l’envahir provoquant une détresse, une souffrance et un stress extrême. Quand ce stress atteint un seuil tellement élevé que l’organisme risque de subir un « survoltage », le sujet va avoir recours à des conduites dissociantes pour retrouver l’état de conscience modifiée et l’extinction des émotions provoquée par la disjonction.

IV/Régulation des émotions par les conduites dissociantes

La personne traumatisée fait rapidement l’expérience que certaines conduites, comme se taper la tête contre les murs, se faire mal, se mettre en danger, s’alcooliser, se droguer, crier, être violent, manger n’importe quoi sans s’arrêter, certaines pensées comme des idées suicidaires, des idées d’automutilation, des fantasmes de violences extrêmes, calment immédiatement la souffrance en coupant toute émotion. Faute de disjonction spontanée, la victime recherche des moyens de forcer la disjonction du circuit émotionnel c’est à cela que vont servir les conduites dissociantes.

Cela peut s’obtenir de deux façons : soit en ajoutant des drogues exogènes alcool ou substances qui sont elles aussi dissociantes, soit par des conduites qui aggrave le stress, ce qui fait augmenter la sécrétion endogène de morphine-like et kétamine-like (pour disjoncter malgré l’accoutumance). Ces conduites d’aggravation de stress et ces conduites addictives dont les victimes découvrent tôt ou tard l’efficacité sans en comprendre les mécanismes, ce sont les conduites dissociantes (Salmona, 2012).

Ces conduites dissociantes sont des conduites à risques et de mises en danger. Rapidement le sujet se met à réguler ses émotions négatives et son angoisse par ces conduites qui anesthésient les émotions. Ces conduites dissociantes deviennent de véritables addictions. Elles sont alors utilisées non seulement pour échapper à la mémoire traumatique mais aussi pour prévenir tout risque qu’elle survienne. Le paradoxe de ces conduites à risque est qu’elles provoquent de nouveaux traumatismes. Elles sont douloureuses et incompréhensibles pour les victimes qui ne font pas le lien avec le traumatisme passé. Elles sont déroutantes pour les professionnels qui voient aussi la dimension d’auto-destruction dans ces conduites. Elles entraînent chez le sujet des sentiments de culpabilité, de honte, d’étrangeté, de dépersonnalisation et une vulnérabilité accrue face au monde extérieur.

En résumé ces conduites dissociantes amènent un stress supplémentaire, ce sont des conduites recherchées pour le danger qu’elles représentent (danger psychique et danger physique). Elles s’imposent comme seule solution aux victimes traumatisées face à une mémoire traumatique intolérable. Les sujets n’envisagent pas d’autre moyen pour échapper à la situation de survoltage. Ils ne peuvent pas expliquer leur comportement, ils y sont contraints par l’urgence de la situation de détresse qu’ils vivent et que rien ne peut calmer.

Il apparaît donc essentiel dans notre pratique clinique de distinguer les patients qui présentent des conduites addictives et doivent être pris en charge avec les modèles pour soigner la dépendance et ceux qui présentent des conduites dissociantes pour lesquels d’autres modalités de prise en charge sont nécessaires.

V/Vignettes cliniques

Nous allons illustrer notre propos avec quatre vignettes cliniques. En reprenant le discours des patients, nous pouvons voir que le thème du traumatisme, celui de l’émotivité exacerbée et le vécu de dissociation dans les conduites addictives sont évoqués par les sujets.

Amandine

28 ans

Isadora

36 ans

Caroline

34 ans

Bérangère

40 ans

Traumatismes Témoin de violence conjugale

Mère toxicomane, alcoolique et suicidaire

Traumatismes familiaux

Abus du père, maladie grave

Viol à l’âge de 10 ans, séquestration, battue,

Maladie grave

Non-dit sur sa conception

Maladie auto-immune

Conduites dissociantes Boulimie

Tentatives de suicide – Alcool

Alcool

Performances

artistiques

Héroïne

Alcool

Alcoolisme

Violence

Hyper

stimulabilité

HP : 10

HS : 16

HIn : 13

Him : 19

HE : 23

HP : 16

HS : 20

HIn : 18

Him : 19

HE : 20

HP : 15

HS : 14

HIn : 19

Him : 17

HE : 19

HP : 17

HS : 21

HIn : 24

Him : 17

HE : 24

Conjoint Ex-héroïnomane Ex-héroïnomane Ex-héroïnomane

Vignette 1 : Amandine, fille d’une toxicomane

Le cas d’Amandine met en lumière comment les conduites dissociantes peuvent se répéter d’une génération à l’autre. Amandine est une jeune femme âgée de 28 ans qui consulte pour une anorexie-boulimie mais peut aussi faire des comas éthyliques ou des tentatives de suicide. Amandine a 9 ans quand ses parents se séparent. Sa mère sombre dans la dépression et dans des conduites addictives : « J’ai toujours consommé du cannabis depuis l’âge de 18 ans parce que à mon époque, c’était festif. Et puis après le départ de leur père, je me suis retrouvée avec des addictions plutôt à la cocaïne et au crack à un moment donné, tout en continuant quand même à travailler ».

Son grand frère, Victor, âgé de 6 ans de plus, s’éloigne rapidement pour habiter un studio au dernier étage de l’immeuble. Amandine reste seule avec sa mère toxicomane et prend une place de mère vis-à-vis de sa propre mère. Elle se souvient de sa peur par rapport aux consommations de drogue et d’alcool de sa mère mais aussi par rapport aux compagnons violents. Elle entendait les disputes la nuit et restait seule terrorisée, sans personne pour la rassurer : « Ils s’engueulaient, dans un état pas possible. Je n’arrivais pas à dormir, je pleurais et j’avais école le lendemain ». Elle exprime son sentiment d’impuissance face à la souffrance de sa mère.

AMANDINE : Je ne savais pas quand je rentrais de l’école dans quel état j’allais retrouver ma mère. (…) Plein de fois je me suis dit « maman elle se fait tellement de mal, on a l’impression qu’elle n’en peut tellement plus, moi j’essaie de faire ce que je peux. Enfin je ne pouvais rien faire mais j’étais juste là, cela ne l’aidait même pas, que au final, qu’elle en finisse une fois pour toutes et que cela se termine et j’irai vivre chez papa et Carmen cela sera… – avec mes mots d’enfant – ce sera ma nouvelle maman et j’aurai enfin une vie stable, une vie normale, une vie de famille, où je pourrai inviter mes copines chez moi parce que personne ne venait à la maison ».

Le désespoir est manifeste. Amandine n’a pas connu l’insouciance de l’enfance et la légèreté de l’adolescence. Les événements traumatiques se sont succédés, ne lui laissant pas la possibilité de se situer dans une temporalité. Elle a appris à contrôler sa peur qu’elle régule aujourd’hui dans les accès de boulimie.

AMANDINE : Faire des conneries, je n’ai jamais fait cela. Je n’ai jamais fait cela parce que mon adolescence, je ne l’ai pas eue. Je ne sais même pas où j’étais. J’ai tellement de trous, je ne sais plus. Mes années de collège, je ne sais plus. Je crois savoir que tu as été hospitalisée plusieurs fois. J’étais où ? Avec qui ? je n’en sais rien. Je ne me souviens plus. Tellement de trucs comme ça où c’est barré. Mon cerveau, il a dit : « Non, ça c’est trop dur ! Tu ne peux pas ! Stop ! » et c’est pour cela que je suis dans un contrôle permanent où je me dis : « Mais il ne faut pas que cela sorte, toutes ces émotions, tous ces sentiments, ces ressentiments, tous ces trucs, il ne faut pas que ça sorte parce que cela sera trop violent et je ne sais pas où cela pourrait me mener. Et du coup, je contrôle, je contrôle, je contrôle. Mon corps, j’essaie, je n’arrive pas. Je contrôle tout ce que je peux. Tout le temps en tension. Le lâcher prise, cela n’existe pas chez moi.

La thérapie familiale va permettre d’explorer les traumatismes passés. Dans un premier temps, nous recevons Amandine et sa mère. Puis le frère, Victor, qui habite à plusieurs centaines de kilomètres vient pour quelques séances. Les entretiens se font alternativement avec la mère et le père puis après une hospitalisation d’Amandine, nous pouvons recevoir les deux parents ensemble avec leur fille. Ils ne se sont pas revus depuis dix-neuf ans et ces entretiens qui permettent de les réunir semblent bénéfiques pour Amandine.

Nous travaillons sur le génogramme de chacun des parents en présence de l’autre. Les souvenirs des vingt années de vie commune sont toujours vivants et nous observons un plaisir manifeste chez les parents à les partager. Il y a une mémoire commune et chacun peut aider l’autre à retrouver des souvenirs de sa famille d’origine. Nous apprenons que la mère d’Amandine a vécu un premier traumatisme à l’âge de 16 ans lors du décès brutal dans un accident de voiture de son cousin, à peine plus âgé qu’elle. Plus de quarante ans après, l’évocation de l’événement est toujours douloureuse et occasionne des pleurs. Nous comprenons mieux comment cette perte a pu être réactivée au moment de la séparation avec son mari. Probablement cette séparation a réveillé le traumatisme ancien, entraînant des symptômes de stress post-traumatique Après cette séance, Amandine se stabilise dans un travail et ne met plus sa vie en danger. Elle reste fragile mais cesse d’interpeller sa mère par ses conduites à risque. Nous faisons l’hypothèse que cette séance lui a permis de commencer à se dégager du traumatisme vécu par sa mère.

Vignette 2 : Isadora, fille de réfugiés politiques

Isadora est une jeune femme âgée de 36 ans. Dans un contexte de crise elle consulte avec son compagnon, Paul, ancien héroïnomane. Ils se sont séparés mais souhaitent apprendre à mieux communiquer car ils travaillent ensemble, dans un groupe de musique. Il est bassiste, elle est chanteuse. Isadora a un look gothique qui se remarque. Elle est la troisième d’une famille de cinq. Ses parents, originaires de Roumanie, ont fui le régime de Ceausescu. Le père a été torturé, certains de ses camarades ont été assassinés. Isadora se souvient de la précarité dans laquelle ils vivaient durant les premiers temps en France. La famille a déménagé neuf fois. Les parents sont peu affectueux et intrusifs. C’est sa sœur aînée qui lui apporte l’amour maternel. Son père a eu des gestes déplacés avec elle.

Lors du questionnaire de Dabrowski, l’hyperstimulabilité émotionnelle apparaît nettement chez Isadora. Cependant elle déclare ne pas pouvoir décrire ses sentiments avec beaucoup de précision, du fait qu’elle n’était pas autorisée à s’exprimer dans sa famille : « Je suis quelqu’un d’hypersensible, on m’a appris à garder un masque, ne pas montrer mes failles ».  A l’époque de l’école primaire, elle dit avoir été « la petite fille modèle, la première de la classe, rondouillette, avec les lunettes, à qui on donnait des coups de pied, qui était la poupée de sa sœur, qu’elle habillait ». Elle se souvient avoir été harcelée par ses camarades de classe du fait qu’elle était étrangère.  Pour faire face à ces situations douloureuses dans la famille et à l’école, elle a commencé à se dissocier très tôt : « En étant petite j’ai beaucoup expérimenté la dissociation. Je me parlais à moi-même. J’avais un double. Et donc quand j’avais mal, je me dissociais ». Puis quand elle a eu 13 ans, la famille est repartie en Roumanie. C’est une période beaucoup plus heureuse pour elle mais elle découvre aussi la drogue qui devient un moyen de forcer la dissociation. Cinq ans plus tard elle rentre avec sa sœur aînée en France car ses parents ne veulent pas lui payer d’études en Roumanie. A 22 ans une maladie rare et grave est diagnostiquée et une succession d’opérations vient réactiver le traumatisme lié aux maltraitances intrafamiliales. Elle ne s’est pas sentie respectée par les médecins qui l’exhibent devant les internes qui défilent à son chevet.

ISADORA : J’ai eu l’impression d’avoir été violée par des médecins, par le corps médical en général, sans l’être évidemment mais mon corps ne m’appartenait plus. J’étais un peu une bête de foire. Depuis l’âge de 22 ans j’ai vu des médecins incompétents, des médecins ambigus. Ce que j’ai vécu avec les médecins a réveillé ce que j’ai vécu dans ma famille.

Quelques mois après le diagnostic, elle rencontre Paul et elle est attirée par sa marginalité, son côté artiste torturé. Ils sont tous les deux toxicomanes et suicidaires. Paul a un frère bipolaire dont il s’occupe aujourd’hui. Les résultats du questionnaire montrent également une hyperstimulabilité émotionnelle pour Paul, qui peut s’exprimer par exemple par des maux de ventre dans les contextes de situation anxiogènes. Mais de son côté, il exprime davantage ses émotions. Si Isadora porte un masque, Paul s’exprime ouvertement et cette différence au niveau de l’expression des émotions crée des tensions entre eux.

ISADORA : Chez Paul, c’est devenu un malin plaisir d’essayer de m’attaquer sur ce masque pour briser ma carapace.

PAUL : Ma manière de dire est peut-être un peu rude, c’est vrai. Ç’est mon caractère. Ç’est vrai que je suis un peu comme ça. Je n’ai pas de filtre. C’est horrible ! C’est aucun filtre sur tout ! c’est tellement tendu à la maison avec mon frère qui est complètement barge, qui dit des choses complètement délirantes, dans une ambiance de tension, de violence verbale… C’est complètement fou, on a l’impression d’être dans un hôpital psychiatrique.

Il se plaint qu’elle ne s’exprime pas ouvertement quand cela va mal :

PAUL : Elle n’est jamais elle-même avec moi dans l’intimité. Elle se blinde tellement !

THÉRAPEUTE : Mais pourriez-vous recevoir toute cette émotivité ?

PAUL : Ben oui, j’ai les épaules. Ben carrément ! Je fais cela avec mon frère depuis je ne sais combien de temps ! J’ai les épaules mais elle ne veut pas. On dirait qu’elle se met une carapace et elle a peur de ça comme si j’allais… je ne sais pas… alors qu’elle en a besoin. Je ne sais pas trop. C’est très compliqué.

ISADORA : J’ai l’impression que tu es un peu manipulateur en fait. Tu aimes beaucoup montrer une belle image de toi !

PAUL : Elle interprète et dit des choses fausses sur moi, des choses qui sont liées à la parano. Elle interprète que je suis manipulateur, que je veux rabaisser l’autre…

Isadora boit pour réguler son anxiété mais aussi pour mettre à distance la petite fille, timide, harcelée, victime, qui se méfie des autres, et devenir une autre personne :

ISADORA : Quand je ne bois pas, c’est la peur, la timidité ou si je parle à quelqu’un, je me pose trop de questions. Je ressens tout, je suis comme une éponge, je suis connectée avec l’autre personne. Ou je suis irritable aussi, je prends tout mal.

Isadora exprime aussi sa difficulté à ressentir de la joie, sans avoir recours à l’alcool.

PAUL : En 11 ans, je l’ai vue deux fois où elle était rigolote sans alcool !

ISADORA : Il y a très peu de choses qui me permettent de sentir la joie. Du coup j’utilise l’alcool pour trouver l’euphorie. L’autre chose c’est d’être sur scène. L’alcool me fait retomber dans ces états d’euphorie que j’ai sur scène, état d’euphorie et de désinhibition que je me permets sur scène mais que je contrôle alors qu’avec l’alcool je ne contrôle pas !

PAUL : La scène, c’est à peu près la même chose qu’avec l’alcool. Il y a 2 Isadora, vraiment deux. Il y a deux personnes en fait. Ce qu’elle est sur scène, cela se rapproche plus de ce qu’elle est sous alcool alors qu’elle ne boit pas quand elle est sur scène.

Durant les entretiens, Isadora décrit deux personnes : la femme timide, qui a peur des autres et l’artiste exubérante :

ISADORA : Les gens adorent ce côté très chaud, très exubérant que j’ai sur scène. Je me sens mieux sur scène en étant exubérante, avec mes costumes, avec mes accessoires. C’est comme si, quand je suis sur scène, j’ai le droit d’être comme ça. J’ai le droit parce qu’on va me regarder. Alors que dans la vie de tous les jours, je ne veux pas piétiner les autres, j’ai plein de doutes et l’alcool m’aide un peu à me désinhiber.

PAUL : Mais avec l’alcool elle est dans un autre monde, je ne la reconnais plus du tout. C’est ça qui est atroce dans la relation. (…) Ce n’est pas le problème du nombre de verres, c’est qu’à un moment donné elle a un dédoublement de personnalité.

ISADORA : Je cherche à ne plus être moi-même…

Souvent Isadora part pour la soirée et ne revient que le lendemain matin, sans pouvoir dire parfois ce qu’elle a fait. Avec l’alcool elle ne contrôle pas son personnage. Paul ne veut pas l’accompagner dans ces soirées pour ne pas la voir ivre et il s’inquiète de ce qui peut lui arriver quand il n’a plus de nouvelles : « c’est une torture mentale ! ». Les nuits d’Isadora sont des trous noirs, elle ignore elle-même ce qui lui est arrivé durant la nuit. Ce sont des périodes où elle est complètement dissociée et absente d’elle-même.

Vignette 3 : Caroline et les traumatismes de l’enfance

Caroline est âgée de 34 ans. Elle est soignée dans un centre de post-cure pour son alcoolisme. Elle a subi un viol à l’âge de 10 ans. Puis à l’âge de 16 ans elle a été séquestrée et battue par un proche. A 18 ans elle a déclaré une sclérose en plaques, maladie dont est également atteinte sa mère. Elle consomme de l’héroïne après avoir reçu le diagnostic de sa maladie puis rencontre Sébastien, l’homme qui sera le père de sa fille. Il consomme également de l’héroïne mais va rapidement se sevrer. Ils ont une petite fille. Sébastien ne supporte pas les consommations de Caroline et la met à la porte avec l’enfant. Elle vit un certain temps dans la rue avec sa petite fille. C’est une période où elle doit lutter pour sa survie et celle de l’enfant, une période où elle risque de mauvaises rencontres.

Caroline est dans un centre de post-cure où elle tente de se rétablir. Le centre s’appuie sur le modèle Minnesota qui envisage la dépendance comme une maladie physique, mentale et spirituelle et s’intéresse à la perte de contrôle. Caroline est perplexe car elle ne ressent pas les choses comme les autres personnes hébergées dans le centre. Au sujet des groupes de parole, elle dit :

CAROLINE : Dans les groupes de parole, les gens me parlent, je comprends mais je ne vis pas la même chose. On parle d’obsession de consommer. Moi je pense de temps en temps à « tiens voilà je me prendrai bien un verre, cela me ferait un peu de bien pour me soulager un peu » mais je sais que ce n’est pas bon. Donc je vais faire du sport mais je ne vais pas obséder là-dessus. Aujourd’hui je me pose la question : « quel est mon problème ? ». On me dit que j’intellectualise trop mais je réfléchis. (…) Est-ce que ce n’est pas un peu facile de dire : « on est dépendant » ? (…) J’ai l’impression d’être dans un bocal et il ne se passe rien. Et je tourne, et je tourne.

Caroline a été passionnée d’équitation. Elle a été abusée par un homme qui travaillait dans le centre équestre où elle s’entraînait. Cet homme habitait en face de chez eux.

CAROLINE : J’ai vécu 10 ans en face de cette personne, c’était mon voisin. (…) J’ai été violée petite. Je n’ai pas parlé, je n’ai rien dit à mes parents parce que la personne qui m’a abusée avait dit : « si tu parles, je tuerai ton poney ». Il y a mon cheval qui était là-bas. Et quand j’ai dit ce secret, on m’a enlevé mon cheval, on m’a tout enlevé.

Nous supposons que la présence de cet homme dans le voisinage a entretenu un état de stress post-traumatique. Caroline pense que si elle avait pu continuer à monter son cheval, elle n’aurait pas consommé d’héroïne. Elle en veut à ses parents de l’avoir empêchée de vivre sa passion pour le cheval. Elle a grandi dans une famille avec des non-dits, des secrets. Elle ne peut en dire plus.

CAROLINE : J’ai plein de questions sur étant petite. J’ai des scènes qui me reviennent, je veux des explications parce que je me demande est-ce que c’est mon cerveau… est-ce que je fabule ? je veux des réponses à mes questions. Ben ce sont des réponses fuyantes… tu me prends pour qui ? tu crois qu’on aurait fait ça ?

Dans la branche paternelle comme dans la branche maternelle, il y a eu des ruptures de lien. Elle-même a rompu le contact avec ses parents à plusieurs reprises. Dans sa famille, il semble difficile de communiquer dans une ambiance sécurisée et de partager les émotions, ce qui la met en difficulté dans le groupe de parole du centre.

CAROLINE : J’ai beaucoup de difficultés à me connecter à moi-même. Dans ces groupes de parole, il faut partager, ils disent qu’il faut parler et moi, je ne partage pas parce que je suis bloquée. Je ne trouve pas les mots, je ne ressens pas.

(…)

On me dit que ce sont des peurs. En ce qui concerne les peurs, j’ai l’impression de ne pas avoir de peurs. Pourquoi ? J’ai tellement été habituée, j’ai tellement ressenti la peur de mourir qu’aujourd’hui toutes les petites peurs qu’on peut avoir (peur de rater son train) je ne m’attarde pas dessus. Ça cela m’handicape à me connecter à moi.

Elle explique ses difficultés à habiter son corps, à ressentir les émotions. Depuis qu’elle est petite, elle a pris l’habitude en réaction aux remontrances de ses parents de se dissocier :

CAROLINE : Ce truc de dissociation, je me vois partir de moi-même… Je le fais depuis très petite et puis après les produits ont fait…

(…)

Je n’arrive pas à me reconnecter au passé. Tout mon passé, c’est une feuille blanche. C’est des flashs qui reviennent mais très courts. (…) Ma vie je la raconte comme si je raconte un livre. Je ne suis pas avec moi. C’est ça qui explique pourquoi je ne ressens pas d’émotion, pourquoi je ne suis pas connectée avec moi.

(…)

Aujourd’hui la thérapie que je fais, il y a un travail des émotions. Et moi cela ne sort pas parce que j’ai tellement eu de peurs, j’ai tellement été face à des situations dangereuses, peu rassurantes qu’aujourd’hui, quoi qu’il se passe, cela va passer. J’ai les ressources en moi pour me sortir de tout cela.

Face aux tracas quotidiens, elle réagit avec une indifférence à elle-même. Mais quand elle est touchée, par exemple si cela concerne sa fille, elle peut se faire mal pour se dissocier.

CAROLINE : C’est trop violent à l’intérieur de moi ! J’avais envie de me faire mal comme quand j’ai été battue (…) Si je ne suis pas dans une ambiance terrorisante, je n’arrive pas à sentir ce truc…

Pour se dissocier, elle s’appuie aussi sur la souffrance occasionnée par sa maladie :

CAROLINE : Je suis très fatiguée. J’ai très mal aux jambes parce que j’ai ma sclérose en plaques et là je pense qu’elle est en train de… je ne tiens plus debout. Et j’aime en fait être dans cet état-là. Mais là je pense qu’il faut que j’arrête parce que je vais m’écrouler par terre. Je n’arrive même plus à réfléchir. Je pense que je suis fatiguée psychiquement et physiquement.

La psychothérapeute qui la suit dans le centre l’oriente vers une consultation d’EMDR.

Vignette 4 : Bérengère et son combat contre le mensonge

Bérangère est âgée de 40 ans. Elle est en couple avec Camille, 52 ans, ils ont un fils qui a 18 mois. Bérangère a une fille d’une précédente union, qui a 7 ans. Bérengère n’a pas vécu d’événement traumatique en soi durant l’enfance mais elle a grandi dans une famille où secrets et mensonges marquaient le climat familial. Elle réagit très violemment lorsque son compagnon, Camille, la soupçonne d’entretenir une relation avec son ex et cela occasionne des scènes de violence conjugale en présence des enfants. Elle fait le lien entre sa violence et son intolérance au mensonge :

BÉRENGÈRE : Mes parents se sont beaucoup mis à l’abri derrière leurs petits arrangements avec le réel, derrière leur vocabulaire, derrière leur version officielle, ils se sont beaucoup protégés et ils ont vécu dans l’illusion sincère hein, pas du tout cynique, qu’ils allaient réussir à distordre la réalité de manière à ce que moi je vive dans leur micmac et pas dans le réel. Et moi je me suis retrouvée seule dans le réel avec deux espèces de dingues complètement incompréhensibles, dont je voyais très bien qu’ils me mentaient, à qui je ne pouvais rien demander, à qui il fallait que j’obéisse, parce qu’on ne négocie pas avec un officier et avec un tyran domestique non plus. C’était une vie en dehors de la réalité, je pense que c’est ça qui provoque chez moi ma tendance à surréagir quand Camille me soupçonne moi de manipuler ou de mentir ou de faire ce genre de chose. C’est vraiment quelque chose que j’ai en horreur car pour me réapproprier ma propre vie cela a été un boulot phénoménal. Donc l’idée qu’on me soupçonne, moi, de lui mentir, c’est…

THÉRAPEUTE : A nouveau on vous dépossède de votre vie.

BÉRENGÈRE : Oui exactement ! Et cela provoque vraiment chez moi la même chose que ce que provoquait l’attitude de mes parents, c’est-à-dire une pulsion d’auto-destruction puisqu’il y a privation de mon identité et de ma vie, et de mes choix, j’ai immédiatement le réflexe d’aller vers ce qui peut me détruire.

Bérengère a grandi dans les suintements d’un secret (Tisseron, 2015) concernant sa conception. Très tôt elle a compris qu’on lui mentait et qu’elle ne devait pas poser de questions. Elle a appris à se comporter selon les besoins de ses parents sans comprendre les fondements de ses besoins et elle a vécu avec cette énigme jusqu’à l’âge de 18 ans. Dans la relation avec ses parents, elle a construit un masque dès la petite enfance et n’a jamais laissé transparaître ses interrogations, sa souffrance. Elle dit encore aujourd’hui :

BÉRENGÈRE : Je les protège, je ne leur dis pas trop… je joue la première de la classe, celle qu’ils voulaient, Je suis en total faux self… cela m’a fait porter des responsabilités considérables. Je leur ai toujours présenté ce que moi je vivais dans ma vie personnelle comme une vie d’échecs consécutifs et de plus en plus graves comme quelque chose qui allait très bien parce que c’était facile de montrer cela de l’extérieur. Quand on travaille dans le milieu de l’art, on est très chic. Je les ai pas mal préservés de la manière dont moi j’étais en train de crever à petit feu.

Cette situation l’a amenée à se cliver dès l’enfance : d’un côté Bérengère qui offre une image d’enfant parfaite et de l’autre Bérengère qui souffre. À l’âge adulte, elle commence à réguler cette souffrance à l’aide de conduites dissociantes. C’est d’abord l’alcoolisme qui lui permettra de se dissocier. Puis la rencontre avec Camille va être l’occasion d’expérimenter une nouvelle forme de conduites dissociantes avec la violence conjugale. Tous les deux s’affrontent, se déchirent pour mieux se dissocier. Enfin quand le travail thérapeutique atténue cette violence conjugale, la maladie va prendre le relai. Une maladie auto-immune qui touche la thyroïde l’amène à dormir beaucoup. La fatigue l’anesthésie. C’est d’abord son compagnon qui décrit ce phénomène de dissociation lorsqu’elle consomme de l’alcool et des médicaments :

CAMILLE : C’est difficile de la voir sous l’emprise des cachets comme ça, c’est toxique et puis les comportements qui changent sans arrêt. Des fois elle pique des crises en criant, des fois elle est comme somnolente. Elle boit 3 bières, elle est saoule comme si elle en avait bu 10 avec le mélange d’anxiolytiques.

Après un séjour en addictologie, Bérengère repense au pouvoir qu’avait l’alcool de la déconnecter d’elle-même :

BÉRENGÈRE : J’ai découvert un autre versant de la vie parce que c’est sûr que quand on sort du jour au lendemain d’une vie modifiée par l’alcool et le rythme que cela induit, la fatigue qui va avec et l’indifférence qui va avec. Quand on revient dans le réel, cela change un peu tout. J’étais très surprise, professionnellement plus efficace, j’avais plus de plaisir à être avec les enfants. Mais par contre j’ai eu un petit coup de calgon parce que c’est sûr que de se retrouver dans la réalité, c’est se retrouver dans la réalité MOCHE. Elle est moche, elle est truffée d’échecs, elle est triste, quoi ! Et à partir du moment où mon niveau de consommation a été divisée par 10, je me suis mise à dormir sans arrêt, sans arrêt, sans arrêt (hypersomnie). De mon point de vue je n’avais plus aucun moyen affectif d’être là après avoir été désignée par Camille comme un truc répugnant qui a ruiné sa vie, je n’avais plus qu’à m’effriter.

La relation de couple est à la fois source de souffrance et un moyen de réguler cette souffrance en se dissociant à l’aide de conduites violentes envers l’autre. Camille a une histoire traumatique, il a vécu dans la rue, a consommé de l’héroïne. Bérengère décrit son compagnon comme Mr Hyde et Dr Jekyll. Elle dit à propos de ces changements de personnalité :

BÉRENGÈRE : Dès qu’il t’arrive quelque chose qui te contrarie, tu te laisses aller à cette espèce de profondeur de haine et son déferlement sur moi. Il y a deux versants dans ces comportements. Camille a un comportement dissociatif lié à l’alcool mais le lendemain il n’est plus alcoolisé quand il se réveille, il bascule dans une sorte de suite du comportement dissociatif jusqu’à assez longtemps, il devient très insultant, de très mauvaise foi et très cruel. Et là ce n’est pas l’alcool.

Camille fait le lien avec les traumatismes qu’il a pu vivre : « Il y a certainement plusieurs périodes de ma vie qui ont été dures, qui s’entremêlent et qui font que quand j’ai un coup dans l’aile cela fait ressortir … il n’y a rien… je ne peux pas définir… ». Il n’est pas en mesure d’élaborer davantage son comportement. Bérengère explique que les moments où son compagnon est Mr Hyde, elle réagit violemment. En séance nous la voyons surtout réagir au calme affiché par son compagnon quand elle est énervée : elle se met alors à crier comme si elle cherchait à le faire crier aussi, à le rendre violent, elle peut le frapper, taper dans les murs ou claquer violemment la porte de la salle de consultation. Elle dit :

BÉRENGÈRE : Moi j’ai des comportements dissociatifs par panique et par dépit quand j’ai dû supporter Mr Hyde… quand Camille me dit « tu es en train de me manipuler… je sais que tu me mens… »…

Elle veut comprendre ce qui l’amène à une telle violence :

BÉRENGÈRE : Je me suis dit que c’était aussi l’occasion de m’interroger sur les raisons pour lesquelles il est capable de me faire sortir de mes gonds parce que cela relève de la science-fiction, je suis quand même quelqu’un de rationnel. Il fait exprès de dire ce qu’il ne faut pas dire quand il ne faut pas le dire. C’est un travers chez lui irrépressible.

Elle fera le lien avec la jalousie de Camille qui lui reproche de mentir au sujet de ses relations avec d’autres hommes. Ces soupçons de mensonge la renvoient au mensonge de ses parents et provoquent chez elle une émotion insupportable. Elle devient alors violente envers son compagnon mais aussi envers elle-même.

Conclusion

Nous voyons dans le discours de ces quatre femmes des paroles qui montrent une hyperstimulabilité émotionnelle. Elles ont grandi dans des familles marquées par les traumatismes. Quand les blessures du passé sont réactivées par un incident, un malentendu, la mémoire traumatique et l’angoisse les envahissent. Elles ont alors recours à des conduites dissociantes pour réguler l’angoisse. La dissociation est un mécanisme appris très tôt dans un contexte d’événement traumatique ou un contexte familial maltraitant. L’alcool et la drogue viennent forcer cette dissociation et entraînent de nouveaux traumatismes. Nous supposons qu’avec ces sujets, il faudra travailler avec le paradigme du traumatisme plutôt que le paradigme de la dépendance ou des addictions. L’hyperstimulabilité, et en particulier l’hyperstimulabilité émotionnelle, apparaît aussi comme un axe de travail. Le débat est ouvert pour créer de nouveaux modèles de prises en charge.

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Nathalie DURIEZ

Maître de conférences en psychologie clinique

Psychothérapeute familiale

1) Université Paris 8

Laboratoire de Psychopathologie et Neuropsychologie, EA 2027

2, rue de la Liberté

93526 Saint-Denis cedex

2) CSAPA Monceau

18 rue de la Pépinière

75008 Paris.

Mail : nathalie.duriez@iedparis8.net