Résumé : l’auteur propose, au fil de son expérience et de ses rencontres avec les patients “addicts” quelques pistes de réflexion pour penser et mettre en place un accueil en institution, adapté et spécifique de cette population, dans le cadre des pratiques de thérapies institutionnelles. Un rappel est mentionné sur le fait majeur que “c’est la relation qui soigne” quand elle s’appuie sur une position éthique toujours réintérrogée à la lumière des sciences humaines puis des neurosciences.
Introduction
Quelques questions à propos du traitement des addictions…ou plutôt du traitement de ceux qui souffrent de cette pathologie.
Mon expérience avec ces patients est essentiellement celle de l’institution puisque j’ai d’abord travaillé, dans ce qu’on appelait alors un Centre d’accueil et de soins aux toxicomanes à Paris, juste au moment où l’on débattait de l’intérêt des traitements de substitution puis dans le seul CSAPA public de Charente (un CSAPA public unique en Charente, département qui fait 100 KMS de long, 350.000 habitants, vous voyez comme on peut favoriser les traitements, les soins pour nos patients dans certains endroits…) puis en 2011 à l’Elan ou j’ai mis en place l’Hôpital de jour Addictologie et Psychiatrie de l’Elan.
A chaque occasion dans ce parcours, j’ai pu me poser cette question (c’était celle de J. Oury quand il était à l’œuvre…) qui est de savoir « qu’est-ce que je fous là ? », interrogation qui questionne le désir de chaque soignant et donc le mien. A supposer que j’ai pu avancer sur cette question, les problèmes que cette interrogation suscite sont de savoir ce qu’on veut faire, ce qu’on pense utile de faire et comment et avec qui on peut essayer de le faire ? Et aussi de savoir comment travailler nos propositions dans le champ de l’addictologie et de ses réseaux.
Il existe un guide HAS des stratégies de soins et des protocoles de traitements des addictions : il fait 365 pages et on y trouve finalement, c’est un avis personnel, assez peu de choses pour nous guider. On y trouve quelques recommandations comme « toute demande de sevrage doit comporter l’évaluation psychologique du patient » et le fait que « les interventions thérapeutiques poursuivent des objectifs diffus » et bien peu de bibliographie. C’est un gros catalogue mais d’usage plutôt compliqué au quotidien, où je n’ai pas tellement retrouvé l’élan, que nous avons, me semble-t-il, en addictologie au sein de la Fondation.
Alors donc, qu’est-ce que serait le ou les types de traitements qu’on aurait envie de proposer, nous, à ces patients addicts parce qu’on pourrait croire qu’ils leur seraient utiles ?
Evidemment, ça dépend de comment on les regarde, eux et leurs troubles et de ce qu’ils viendraient chercher dans nos lieux de soin.
Nous savons bien que nous ne serions pas très pertinents aujourd’hui, en parlant des addicts, de nos toxicomanes, en imaginant pour cette catégorie particulière de patients une trajectoire de traitement idéale du sevrage jusqu’à l’insertion professionnelle puisque nous constatons que peu d’entre eux y parviennent.
I/Les lieux d’accueil
Avant de savoir quelles pistes nous pourrions emprunter, il nous faut définir et penser l’organisation des lieux d’accueil spécifiques pour eux parce ce que c’est encore vrai, qu’à l’hôpital général, les médecins peuvent penser que leurs troubles psychologiques les font relever de la psychiatrie et que les psychiatres peuvent estimer que le rapport au produit ou à l’addiction n’en fait pas des patients pour la psychiatrie. En 2017, trouver un lieu d’accueil de nos patients, de leur souffrance, de leur parole n’est toujours pas chose facile. Ce sont très souvent les médecins généralistes qui s’en occupent et s’en débrouillent comme ils peuvent et parfois fort bien ou les structures des filières spécialisées auxquelles un certain nombre d’entre eux fait finalement appel, filières dans lesquelles se retrouvent les soignants qui veulent bien les recevoir, les écouter et pourquoi pas les soigner ?
Les structures auxquelles j’ai fait référence de par mon activité professionnelle sont deux CSAPA et un hôpital de jour spécialisé mais ce que je vais dire se réfère plus spécifiquement à celui-ci. Dans cet hôpital rattaché à l’Elan qui continue à revendiquer une filiation pas seulement qu’imaginaire d’avec les pratiques de la thérapie/psychothérapie institutionnelle, comment s’organise-t-on et comment construisons-nous un dispositif d’accueil adapté aux « bons soins » que nous entendons prodiguer ?
Notre idée, c’est à chaque fois de rendre un lieu fréquentable par des patients fréquentables.
Et pour quelle rencontre, si on pense, comme c’est notre cas que la rencontre n’est pas rien, à défaut d’être tout dans le processus thérapeutique.
Que proposer dans ce type de services : en reprenant ce que disait Serge Bruckman, nous voulons d’abord proposer un accueil de qualité dans un dispositif institutionnel qui privilégie le collectif mais pour un accueil singulier de chacun, en acceptant de proposer une scène à ce qui ne peut pas ne pas se rejouer avant d’éventuellement se dénouer. Tout ça ne se fait pas dans l’instant, ça prend du temps et du temps, il nous en faut donc à l’heure ou l’on ne parle, que pour la connoter comme un plus de qualité que de réduire la DMS (durée moyenne de séjour), c’est-à-dire le temps que l’on a pour travailler… Cette pratique peut, doit susciter des divergences, des désaccords, des conflits profonds au sein de l’équipe qui sont, dans l’idéal, à interpréter comme expression des conflits et clivages des patients.
Il y a, à notre sens, un instant pour voir, pour observer, pour saisir les symptômes, les malentendus, les incompréhensions, le rejet… Un temps pour comprendre, la rencontre a eu lieu, les transferts sont engagés et multi-référentiels… et un temps peut-être pour conclure, peut-être pour arriver à se séparer… avec chacun resté vivant dans le meilleur des cas.
Quand je disais au début ce qu’on veut faire, ce qu’on fait quand on exerce nos métiers, je veux parler de ce qu’on peut penser et faire de notre « objet » qui est le « prendre soin ». Alors ici, qu’est-ce que ça peut vouloir dire et en quoi ce prendre soin aurait-il quelques spécificités ?
II/La spécificité des soins en addictologie
Une des particularités de la relation soignant-soigné que nous avons avec ces patients, c’est qu’il faut y adjoindre un troisième terme qui est l’objet drogue, l’objet d’addiction qui est toujours pour nous un objet psychique même si l’on parle d’addictions comportementales. D’emblée, cette relation est un peu atypique puisque pour ceux que nous accueillons, leur maladie, est aussi leur traitement et que cette réalité induit facilement des contre-attitudes fort différentes de celles qu’on expérimente chez ceux qui n’ont pas ces problèmes d’addiction… Il s’agit donc d’assouplir nos représentations et d’éviter autant que faire se peut, un fonctionnement en miroir de celui qui en face de nous, dans une même économie psychique dont on pourrait penser qu’elle nous débarrasserait des tensions de la relation. Petite remarque sur le fonctionnement psychique de nos patients, qui sont tous « border », comme on sait, mais dont on sait qu’un certain nombre d’entre eux fonctionnent dans un registre psychotique, ce qu’on a encore mieux vérifié lorsque qu’on leur a donné des traitements de substitution qui font qu’on a découvert un nombre de patients psychotiques très important, de l’ordre de 20 à 40 %. Cela dit, même en ce qui concerne l’hôpital de jour d’addictologie de l’Elan, qui prenait la suite d’une unité d’alcoologie, on y a rencontré un grand nombre de patients dont le diagnostic principal, quand on les connait un peu, ne peut pas être simplement « dépendance à l’alcool ».
Nous avons donc à penser la clinique des addictions au quotidien, c’est-à-dire une clinique de l’intensité, de la déception, de la nostalgie, de l’immédiateté, de l’attraction et du rejet en faisant des allers retours entre pratique et réflexion théorique et institutionnelle.
Tout ça dans le cadre de ce qu’on appelle aujourd’hui une prise en charge globale (mot clé de nos Agences Régionales de Santé et de nos institutions…), avec pour nous un cap, celui de soutenir auprès de chacun une approche singulière de ce qu’est l’expérience de la dépendance pour un sujet singulier : il s’agit aussi de pouvoir intégrer à nos réflexions le contexte sociétal et celui plus directement accessible de l’entourage ou des familles de nos patients avec lesquelles nous souhaitons autant que possible faire travailler nos différents métiers et cultures.
Arrivé là, je voudrais évoquer la question de la valeur des traitements et de la légitimité qu’on a à les mettre en œuvre en fonction de nos croyances.
III/Valeur et légitimité des traitements
Nous pouvons reprendre ce que disait Louise Nadeau qui nous éclaire sur l’efficacité des traitements, des approches psychothérapiques spécifiquement : les études sur l’efficacité des psychothérapies, qui sont une partie du traitement qu’on met en œuvre, font état d’un consensus rassurant : elles sont efficaces, toutes. Ceux qui sont soignés, quel que soit le protocole, vont mieux que ceux qui ne le sont pas… Aucune technique qui a fait l’objet d’une évaluation systématique ne serait supérieure à une autre. Son interrogation sur ce qui améliore la vie des patients s’élargit au contexte de vie des patients, à leur niveau socio-culturel, au déficit neuropsychologique, au QI, à leurs ressources psychosociales, au réseau social de soutien qu’ils peuvent avoir et aux ressources offertes par la collectivité : pour le coup, on est bien là dans une interrogation globale qui pourrait influencer cette fameuse prise en charge globale. Par ailleurs, selon ces études, le succès thérapeutique dépendrait pour plus de la moitié de son efficacité, de variables qui précèdent l’entreprise thérapeutique et qui pourront ou pas évoluer au fil de la prise en charge, pour peu qu’on s’y intéresse. Le traitement est donc efficace mais plus pour certains et moins pour d’autres en fonction des conditions de départ. Mais si toutes les approches sont à peu près également efficaces, quid de ce qu’on fait ?
La clé de l’énigme, dit encore Louise Nadeau, c’est que la variable clé de l’efficacité thérapeutique est l’expertise du clinicien, ce qu’elle définit comme son aptitude à s’adapter à ce qu’il y a d’unique chez son patient. En bref, c’est la capacité des cliniciens à parler à leur client (à écouter leurs patients, dirions-nous), à eux, « personnellement et en personne », qui serait le moteur principal de la réussite : ceci est-il transposable à une équipe de soin, à ce collectif que nous voulons mettre en place quand nous prétendons nous intéresser à nos addicts dans nos services qui restent des institutions psychiatriques ? C’est ce qu’on peut essayer de vérifier en installant notre travail et nos équipes et en s’intéressant par abus de langage à l’économie psychique d’une équipe, c’est-à-dire aux investissements qui se manifestent consciemment et inconsciemment dans le fonctionnement collectif et à ce qui s’exprime eu égard à son objet qui est toujours le « prendre soin » d’un sujet et de sa condition d’humain souffrant.
Selon Pilgrim, c’est en tout cas la qualité de la relation qui prédit de manière répétée l’issue du traitement, indépendamment du modèle de référence ou de la condition traitée : c’est donc le clinicien qui est le catalyseur du changement. Pilgrim nous invite à une triple perspicacité en reconnaissant les contraintes matérielles et psychologiques sur lesquelles on n’a pas de prise, en identifiant les zones de changement possible qui redonne espoir au client/patient et enfin en faisant la différence entre les deux, en ajoutant que c’est bien la relation qui est au cœur du processus de changement. Cette formulation, elle ne nous va pas tant que ça, car si on laisse toute la place au seul clinicien, comme s’il était seul dans une position de pouvoir exclusif, c’est comme si nous avions oublié qu’il était dans une institution, et que c’est avec un collectif institutionnel qu’il nous faut réfléchir et travailler pour fabriquer la meilleure « ambiance » possible pour organiser les prises en charge.
IV/La relation thérapeutique
Donc une fois qu’on sait tout ça, comment faire pour co-construire quelque chose d’un traitement qui nous convienne et qui puissent convenir à ceux qu’on accueille? Peut-être en y adjoignant une vigilance particulière au cadre de soins, et je me demande alors si on ne rapproche pas alors des idées de notre bonne psychothérapie institutionnelle déjà implicitement évoquée, ou du moins d’un cadre pour nos pratiques qui ne soit pas trop malmenant ou toxique pour ceux qu’on accueille. Un lieu où peut se faire l’expérience d’une rencontre avec des objets vivants, nous, et eux… susceptibles de prendre la place d’objets toxiques. Après tout, c’est une substitution qui en vaut bien d’autres…
Notre clinique institutionnelle est celle des échanges entre les différents professionnels, dans le cadre de réunions ou de façon informelle ou chacun peut y aller, si j’ose dire, de sa lecture subjective pour dire ce qui se passe pour un patient avec lui, les autres et l’institution, tout ça dans le cadre du collectif mis en place. On peut penser avec Marc Valleur que dans ce cadre, moins les modèles des thérapeutes ou de l’institution sont rigides, plus l’entreprise thérapeutique peut-être dynamique. Ce qu’on demande finalement à nos patients, c’est, banalement comme dans tout processus se voulant thérapeutique, une parole qui engage leur responsabilité dans les soins.
Notre conception de l’accueil n’est pas de penser qu’il nous faut être être du côté de la science ou du côté trop exclusif de la médecine : on ne va pas transformer un sujet patient en objet d’étude et de soin même si ça peut ou si ça doit se faire ailleurs… je rappelle ce que disait Cano : « ce n’est pas le savoir scientifique qui est en cause mais le rapport au savoir. Le désir d’accéder à la connaissance du vrai n’est pas un facteur d’altération de la relation à l’autre, il participe même indirectement à l’éthique à condition que nous ne soyons pas dans une vision objectivante du sujet et que le réductionnisme ne transforme pas la relation ».
Cela ne signifie cependant pas qu’il ne faille s’intéresser qu’au sens de la maladie addictive « pure » et pas à la maladie addictive sur un plan médical ou scientifique. On ne se privera évidemment d’aucune ressource, surtout on n’en privera pas nos patients, et les médicaments psychotropes et les traitements de substitution font évidemment partie du traitement de façon indiscutable. Je rappelle ici la remarque de V. Kapsambelis sur le pouvoir réorganisateur des psychotropes. Mais nous souhaitons assumer et assurer un travail en priorité sur la relation, une relation de qualité puisque c’est la condition même d’un traitement possible.
Ce n’est évidemment pas parce celle-ci ne relève pas du champ scientifique qu’on va se priver ou plutôt priver nos patients des bénéfices liés aux avancées de la recherche quand elles nous apparaissent intéressantes et qu’on a la possibilité de les mettre en œuvre. On mettra toutes les compétences, les stratégies, les ressources dont on peut profiter au service de la même intentionnalité que j’ai voulu expliciter, celle du prendre soin…
Conclusion
A supposer que ce prendre soin se soit déroulé de façon intéressante, c’est-à-dire que notre patient ne soit plus tout à fait le même, ou le même lui-même qu’à son arrivée, qu’il aille mieux et puisse même le dire, se posent les questions de la suite, de sa vie avec moins de soins, moins de psychiatrie dans sa vie. On pourrait imaginer que cette suite soit une sorte de confirmation sociale de cette nouvelle identité (en excusant l’abus de langage). Ce moment des prises en charge pose question : parlons-nous encore de soins, d’accompagnement, et le cas échéant qui se charge de ce travail ? Ce sont les questions de la dite réhabilitation psychosociale, du handicap psychique pour les addicts, de leur place dans les structures médico-sociales : ces questions font vraiment partie, à mon avis, du traitement d’un certain nombre de nos patients qui ne vont pas les régler seuls. On passerait alors, assez artificiellement, du parcours de soins au parcours de vie et je pense qu’ici encore nos patients addicts ou, au moins les plus handicapés d’entre eux, restent encore marginalisés voire stigmatisés et tout le monde sait bien comme il est difficile de proposer leur candidature à un logement, à une inscription dans un SAVS (Service d’Accompagnement à la Vie Sociale) ou un accès au travail en milieu protégé ou pas… et la question est de savoir si un jour, leur image sera meilleure et s’ils pourront intégrer les structures ordinaires ou s’il faudra créer un réseau spécifique mais à mes yeux bien peu déstigmatisant pour qu’ils aient une place de citoyen comme chacun, malade ou pas, handicapé ou pas…
Bibliographie
- Serge Bruckman : Politique et Psychiatrie, numéro 19. 2004 ;
- Louise Nadeau : Ph D Psychotropes 2012/1 (Vol. 18) ;
- Jean Oury cité par Jacques Pain Psychiatrie, Psychanalyse et Sociétés 2016/2 (Vol 5) ;
- Pilgrim D., Rogers A., Bentall R., (2009) “The centrality of personal relationships in the creation and amelioration of mental health problems : the current interdisciplinary case”. Health Mar.13 (2) : 235-254.
Michel Moulin
Psychiatre
Directeur médical de la Fondation l’Elan retrouvé